’expulsion ou la guerre en Ukraine : un dilemme pour de nombreux immigrés en Russie

Le parlement russe a approuvé, mardi, une nouvelle loi pour faciliter l’expulsion de migrants vers leurs pays d’origine. Une mesure prise au nom de la sécurité nationale, qui pourrait permettre, selon certains observateurs, d’accentuer la pression sur ces populations vulnérables pour qu’elles acceptent de grossir les rangs de l’armée russe en Ukraine.

En Russie, les étrangers doivent plus que jamais se faire discrets. La chambre haute du parlement a approuvé, mardi 23 juillet, une nouvelle loi renforçant les pouvoirs de la police pour faciliter les déportations de ressortissants étrangers.

En cas d’infraction, ces derniers seront désormais déchus de leurs droits les plus basiques, comme conduire ou utiliser un compte bancaire, jusqu’à leur expulsion du pays.

Présentée comme une mesure de sécurité nationale, la loi sur les déportations pourrait également servir un second objectif moins avouable : pousser les immigrés à signer des contrats avec l’armée pour combattre en Ukraine, alors qu’une campagne d’enrôlement à l’attention des étrangers est justement en cours.

Une fausse loi anticriminalité ?

Adoptée fin juin par la chambre basse du parlement, la législation votée mardi fixe un nouveau cadre, beaucoup plus strict pour les immigrés coupables d’infractions. Alors que ceux-ci écopaient parfois d’une simple amende, ce nouveau système prévoit que les étrangers ayant violé la loi soient désormais intégrés à un même fichier de police et déchus de la plupart de leurs droits jusqu’à leur expulsion.

Durant ce laps de temps, il leur est désormais interdit de conduire, de déménager hors de leur région d’habitation ou bien encore d’ouvrir un compte bancaire. Ces mesures s’accompagnent d’un renforcement des pouvoirs de la police, désormais habilitée à ordonner les expulsions.

« L’un des buts principaux est d’accélérer les déportations en passant outre les décisions de justice » s’inquiète Olga Abramenko, experte des questions migratoires au sein de l’ex-bloc soviétique, membre de l’organisation russe en exil Memorial.

Pour les autorités, ces réformes visent avant tout à combattre la criminalité. Le ministère de l’Intérieur évalue à 235 000 le nombre d’infractions commises chaque année par des étrangers en Russie, évoquant un problème qui génère des « tensions sociales » avec la population russe.

Mais pour le Comité d’assistance civique, une ONG russe d’assistance aux migrants, ces « infractions », qui valent à de nombreux étrangers la déchéance de leurs droits, sont parfois trompeuses.

« Beaucoup de ces migrants, dont la majorité vient d’Asie centrale, arrivent de manière légale en Russie pour travailler, mais certains employeurs refusent de leur donner de vrais contrats. Or, le travail au noir est une ‘infraction’ jugée suffisamment grave pour qu’ils soient expulsés » souligne l’un de ses représentants. « Le problème est bien souvent le même pour le logement, les propriétaires refusent de faire les démarches et ce sont les immigrés qui trinquent ». 

Boucs émissaires ou chair à canon

Ce durcissement de la législation intervient dans un contexte particulièrement tendu pour les migrants dans le pays, quelques mois après l’attaque terroriste contre la salle de concert Crocus City Hall, le 22 mars, revendiquée par la branche afghane du groupe État islamique. Vladimir Poutine, qui avait immédiatement pointé la responsabilité de l’Ukraine et de l’Occident, avait admis quelques jours plus tard que le raid meurtrier qui avait coûté la vie à 144 personnes avait bien été conduit par des islamistes radicaux.

Quatre ressortissants étrangers, présentés comme tadjiks par les médias russes, avaient alors été interpellés et accusés de l’attaque, entraînant les jours suivant une vague d’arrestations parmi les migrants originaires d’Asie centrale. Des opérations qualifiées de campagne d’ »harcèlement ethnique » par Human Rights Watch.

Mais alors que le ciel, déjà nuageux, s’assombrit de plus en plus pour les étrangers en Russie, une opportunité pourrait leur permettre de passer du statut de paria à celui de héros national : l’enrôlement au sein des forces armées russes en Ukraine.

Début janvier, le gouvernement a lancé un programme destiné aux immigrés illégaux, promettant de leur offrir ainsi qu’à leur famille la nationalité russe en contrepartie de leur engagement.

Dans le même temps, les autorités russes se sont manifestées auprès des citoyens fraîchement régularisés, leur rappelant leur devoir d’effectuer leur service militaire.

D’une pierre deux coups ?

Répondant en apparence à deux impératifs bien distincts, la loi sur les déportations et l’enrôlement des étrangers en Ukraine viserait-elle en réalité à remplir un seul et même objectif, à savoir réduire leur nombre en Russie ? C’est en tout cas ce que laissait entendre récemment Alexandre Bastrykine, président du comité d’enquête de la Fédération de Russie.

« Nous avons découvert une astuce qui a conduit les migrants à quitter lentement la Russie » a-t-il affirmé, fin juin, lors d’un forum à Saint-Pétersbourg, selon le média russe RBC, avant de poursuivre : « Nous avons commencé à mettre en œuvre les dispositions de la Constitution et de nos lois selon lesquelles les personnes qui ont obtenu la citoyenneté doivent s’inscrire pour faire leur service militaire et si nécessaire participer à une opération spéciale ». Quelque 10 000 personnes ont ainsi rejoint l’armée, a-t-il précisé, indiquant que 30 000 autres n’ont « pas souhaité s’inscrire ».

Pour les migrants en situation irrégulière, l’enrôlement s’apparente parfois à un piège.

France 24 a pu consulter la récente requête d’une femme kirghize auprès d’une organisation russe des droits humains. Elle affirme que son fils, menacé par les autorités d’arrestation et de déportation car son titre de séjour avait expiré, a signé un contrat sans réaliser qu’il serait envoyé dans un camp militaire de Rostov, à la frontière ukrainienne.

Ruser pour convaincre

« Lorsque les autorités russes ont commencé à enrôler les migrants pour la guerre en Ukraine, elles ont d’abord eu recours à la torture pour les forcer à signer » explique Valentina Chupik, avocate russe qui défend bénévolement les migrants. « En septembre et octobre 2022, nous avons reçu des centaines de plaintes à ce sujet, mais les autorités ont vite compris qu’il fallait changer de méthodes car la plupart de ces migrants ont fui le pays après avoir signé par peur de mourir en Ukraine ».

Les autorités tentent désormais de convaincre avec des salaires très attractifs pour les immigrés : 195 000 roubles mensuels minimum (2 050 euros), auxquels s’ajoutent de nombreuses primes. Mais là encore, des pièges existent.

« Ces annonces stipulent que le contrat doit durer au minimum un an.

Or, en réalité, il n’y a pas de limite. Le décret présidentiel établit qu’il est valable jusqu’à la fin de la période de mobilisation partielle » avertit le représentant du Comité d’assistance civique.

 

Malgré les efforts des autorités russes, l’enrôlement des étrangers semble encore poussif.

Les défenseurs des droits humains contactés par France 24 affirment que de nombreux migrants préfèrent rester en situation précaire ou même retourner dans leurs pays plutôt que de risquer leur vie sur le front. Une réticence d’autant plus forte que la participation aux combats, assimilée à du mercenariat, les expose à des poursuites dans leurs pays d’origine.

En 2023, alors que le gouvernement avait commencé à réquisitionner les nouveaux citoyens pour effectuer leur service militaire, le nombre de demandes de régularisations a fortement baissé, d’un quart par rapport à l’année 2022, traduisant une « baisse d’intérêt » pour la citoyenneté russe, selon un rapport du Comité d’assistance civique.

Dans ce contexte, les ONG s’inquiètent des effets à venir de la nouvelle loi sur les expulsions.

« Cette législation est complètement illogique car la Russie a besoin de main-d’œuvre immigrée, y compris pour servir dans l’armée ou bien construire des infrastructures dans les zones occupées » explique Olga Abramenko, de l’organisation Mémorial. « Il est clair que cette mesure est un outil de pression supplémentaire aux mains des autorités pour faire signer des contrats militaires si elles le souhaitent ».

Pour l’avocate Valentina Chupik, ces nouvelles règles qui rendent la « défense des migrants impossible » ne vont faire que renforcer la corruption, déjà très présente au sein des forces de l’ordre.

« Imaginez que vous êtes un homme typé qui entre dans le métro de Moscou. Un agent vous demande votre passeport pour vérifier que vous n’êtes pas en situation irrégulière. Il le met dans sa poche et vous demande 10 000 roubles pour ne pas faire 48 heures de garde à vue. Vous allez perdre votre travail pour absentéisme et passer deux jours dans une cellule avec 20 autres personnes sans nourriture ni eau. Que faites-vous ?  » questionne-t-elle.

france24

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