En marge du G20 au Brésil, les Nations unies ont lancé, le 24 juillet 2024, le rapport annuel sur l’état de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde. La prévalence de l’insécurité alimentaire modérée ou grave est restée inchangée pendant trois années consécutives, note le rapport, avec des réalités différentes selon les régions. Des progrès notables ont été réalisés en Amérique latine. Cependant, la faim continue d’augmenter sur le continent africain.
Dans une interview accordée à nos confrères de Radio France internationale (RFI), Bernard Hien, directeur régional Afrique de l’Ouest et du Centre du Fonds international de développement agricole (FIDA), agence onusienne co-autrice du rapport, donne ses éclairages sur les raisons qui expliquent cette dégradation.
Bernard Hien, quelles sont les grandes conclusions de ce rapport ?
Le rapport montre une situation qui se stabilise au niveau mondial, mais qui se détériore en Afrique de l’Ouest et du Centre. Par exemple, au niveau mondial, vous avez 733 millions de personnes qui ont souffert de la fin en 2023, cela fait une personne sur 11. Par contre, en Afrique de l’Ouest et du Centre, c’est une personne sur 5 qui ont souffert de la faim en 2023. Il y a des progrès qui sont notés en Afrique de l’Est, en Afrique australe, mais des détériorations inquiétantes qui sont notées en Afrique centrale et en Afrique de l’Ouest. L’Afrique centrale a la plus forte détérioration : 8 millions de personnes affectées par la faim se sont ajoutées l’année dernière. Et, en Afrique de l’Ouest, cela correspond à 6 millions de personnes.
La situation de la faim en Afrique centrale et de l’Ouest est pire qu’avant la pandémie de la Covid-19. Comment cela s’explique-t-il ?
Il faut dire qu’il y a des facteurs structurels qui sont multidimensionnels et parfois en lien avec le contexte de fragilité dans la région. Un pays sur deux dans la région est classifié par la Banque mondiale comme contexte fragile. Quand vous prenez la classification de l’OCDE, c’est plutôt 80% des pays de la région qui évoluent dans des contextes fragiles. Donc, la préparation des projets d’investissement doit mieux prendre en compte les déterminants de la fragilité, que ce soit l’extrême pauvreté, la faiblesse des capacités institutionnelles, la vulnérabilité au climat.
Le second facteur peut être les conflits et l’insécurité. La région connaît plusieurs crises.
Certaines sont des crises de longue date. Par exemple, il y a trois des cinq crises les plus négligées dans le monde qui se trouvent dans la région. Ce qui signifie peu d’attention de la communauté internationale, peu de soutien pour l’action humanitaire, peu d’investissement pour le relèvement. Donc, ces crises occasionnent des déplacements internes de population. Dans la région, nous avons 14 millions de personnes qui sont déplacées en interne, essentiellement au Burkina Faso, au Nigeria, en RDC et en Centrafrique. Ceci représente à peu près 70% de la population déplacée interne en Afrique.
Et donc, avec ces déplacements, les populations perdent leurs moyens d’existence et doivent recommencer de zéro dans de nouvelles localités.
Le troisième facteur, concerne le ralentissement économique. Nos économies ont connu des périodes difficiles pendant la pandémie et ont commencé à se relever seulement à partir de 2022. Donc, ceci a entraîné une concentration des États vers les réponses sanitaires d’urgence, ce qui a limité l’investissement dans le secteur agricole. Il y a aussi l’inflation des prix des denrées alimentaires. La région a subi l’inflation la plus haute dans le monde, au moins 12%, tirée notamment par le Nigeria 25%, le Ghana 38% et la Sierra Leone 47%. Donc, ceci a eu des incidences sur le pouvoir d’achat des populations et affecté la sécurité alimentaire et nutritionnelle.
Et, finalement, il y a un quatrième facteur qui est lié au climat. Quand vous prenez la liste des 185 pays, cinq de nos pays sont au plus bas de la liste en termes d’extrême vulnérabilité et de capacité à répondre aux défis climatiques. On voit donc des dégradations des sols, la désertification, la faiblesse de la productivité agricole liée à tout cela, avec des incidences sur la sécurité alimentaire.
Mais avant même la Covid-19, il y avait un sous sous-investissement chronique dans le secteur agricole, dans le secteur agroalimentaire, et aussi des politiques parfois inadéquates, qui peuvent aussi contribuer à cette situation.
Est-ce que suffisamment d’efforts sont faits par les États dans le domaine ?
Il y a beaucoup d’efforts qui ont été faits ces dernières années par plusieurs pays. Dans la région, le langage même a un peu changé. Au-delà de la sécurité alimentaire, les pays commencent à parler de souveraineté alimentaire. Donc, il y a cette volonté politique à haut niveau que nous commençons à constater. Et ça, c’est déjà un atout. La seconde chose, c’est que nous commençons à voir aussi un petit relèvement au niveau des budgets nationaux consacrés à l’agriculture.
L’année prochaine, ce sera la fin du délai pour la déclaration de Malabo au titre de laquelle les pays avaient pris des engagements d’allouer 10% de leur budget national à l’agriculture, mais la trajectoire n’est pas bonne. Seule la Sierra Leone est actuellement sur la bonne trajectoire afin de réaliser cet engagement. Le Bénin et l’Ouganda ont aussi fait des progrès significatifs.
Quels sont les leviers pour que la situation s’améliore dans ces pays ?
Je pense que le premier serait de booster la productivité des systèmes agroalimentaires et la nutrition en assurant un meilleur accès au marché. Pour cela, il faut soutenir les petits exploitants et leurs organisations à augmenter, diversifier leur production de manière durable. Il y a 500 millions de petits producteurs à travers le monde qui produisent 80% de la nourriture que nous mangeons. Donc, il va falloir les accompagner et cela va nécessiter de l’innovation, un saut technologique dans l’utilisation des engrais, des machines, des équipements. Cela va nécessiter une meilleure valorisation de la recherche et une adoption des meilleures pratiques culturales.
Par exemple, la part de l’Afrique dans l’utilisation des engrais, c’est seulement 3% dans le monde. Nos petits producteurs utilisent environ 12 kg d’engrais par hectare contre 120 kg d’engrais utilisés donc dans les pays du Nord.
Également, comment aider les petits exploitants à s’adapter aux changements climatiques ?
Cela inclut le passage à des cultures tolérantes à la sécheresse, des systèmes d’irrigation adaptés au climat, des systèmes d’alerte précoce et aussi la restauration des écosystèmes, tout comme la diversification des cultures. Dans certains pays, c’est maïs, maïs, maïs. On peut diversifier, aller vers le manioc, l’arachide, le sorgho, le mil.
Une troisième action pourrait être d’investir dans les Petites et moyennes entreprises (PME) rurales pour créer de la valeur, des revenus et aussi offrir des opportunités d’emplois décents aux jeunes.
La quatrième action pourrait être la construction d’infrastructures rurales, notamment les routes, pour avoir accès aux bassins de production et aux marchés, les entrepôts, les chambres froides, l’électricité… Donc toute l’infrastructure pour pouvoir transformer les systèmes agroalimentaires.
La cinquième action pourrait être de soutenir les efforts de stabilisation dans le Sahel.
Il faut investir dans le Sahel, notamment dans les zones transfrontalières qui sont restées chroniquement sous-investies depuis la colonisation. En cela, il faut optimiser l’absorption des ressources allouées. C’est ce qui va permettre de réduire la compétition sur les ressources, réduire les conflits et aussi renforcer la cohésion sociale et consolider la paix dans la région. Et finalement, ça va être les cadres politiques, législatifs, réglementaires, qui doivent être adéquats pour créer une situation favorable à l’émulation de tous les acteurs et attirer le secteur privé.
Quel est le rôle des agences onusiennes dans ce processus ?
Le FIDA apporte une assistance technique et financière aux États membres pour pouvoir accompagner leurs priorités nationales et leurs politiques. Au niveau de l’Afrique subsaharienne, au cours de notre dernier cycle de financement, nous avons alloué plus de 55% de nos ressources à l’Afrique subsaharienne, ce qui montre qu’elle reste prioritaire à notre niveau.
Le FIDA est également dans un processus de décentralisation pour nous positionner au plus près de nos partenaires nationaux et des autres acteurs du développement.
Nous avons récemment ouvert à Abidjan un bureau régional qui couvre les 24 pays. Nous sommes en train de dérouler 54 programmes pour environ 6 milliards de dollars. Cela nous a déjà permis l’année dernière de toucher 11 millions de personnes et d’ici à 2027, nous comptons toucher 36 millions de personnes.
En tant qu’institution financière internationale et agence spécialisée des Nations unies, notre innovation participe aussi à imaginer des instruments nouveaux pour pouvoir investir dans le secteur rural.
Le FIDA est la première institution spécialisée des Nations unies à émettre des obligations durables. Nous avons commencé en 2022 et jusque-là, nous avons levé 530 millions de dollars auprès des fonds de pension et des assurances. Hier, nous avons émis notre première obligation de nutrition de 50 millions de dollars grâce à un partenariat avec une mutuelle d’assurance japonaise. Il y a d’autres innovations en matière de financement, c’est par exemple les instruments d’atténuation des risques, les garanties, les financements, les co-investissements. Donc, autant possibilités qui peuvent accompagner les États.
RFI