Ce sont les «elders», les aînés du reggae. Parfois préretraités, fauchés et moins écoutés à Kingston, les vétérans de la musique jamaïcaine jouissent encore d’un bel écho en France, grâce à la vitalité de la scène reggae.
Prenez Big Youth, 72 ans, barbe blanche et dents en or. L’ancien DJ et père du «toasting», style jamaïcain mi-parlé, mi-chanté, a quitté depuis un petit moment les Sound Systems de Kingston.
Le voilà pourtant qui chante pour le Français Brain Damage et les douze titres d’un album paru en mai, Beyond the Blue (Jarring Effects), très bien accueilli par la critique. Le fondateur de Brain Damage, Martin Nathan, travaille depuis plusieurs années avec cette génération phare des seventies. «Il n’y a pas de cri plus puissant que cette musique-là», estime-t-il auprès de l’AFP. Le Français, défricheur de la scène dub (remixage de reggae, en version épurée et axée sur les basses), raconte le lien particulier qui unit l’Hexagone à la musique jamaïcaine, depuis Bob Marley.
Buena Vista Social Club du reggae
«Il y a des niches au Japon ou ailleurs, mais la France, avec la Californie, est l’une des places fortes du reggae dans le monde. Il y a un engouement, un public, des financements et une scène nationale», souligne-t-il. Le plus Français des Jamaïcains Il décrit aussi une forme d’apprentissage pour travailler avec ces vieilles stars du reggae, en prenant soin d’éviter les circuits touristiques de Kingston, «les hordes de producteurs européens» qui sillonnent l’île «par bus entiers ». «J’ai eu besoin d’un entremetteur, Samuel Clayton Junior, lui-même fils d’un chanteur. Il vivait chez nous à Saint-Etienne et a beaucoup contribué à ces ponts entre France et Jamaïque», témoigne-t-il, visiblement ému. Car l’histoire de Beyond the Blue est tragique : Samuel Clayton est décédé de la Covid, en Jamaïque, lors de l’enregistrement de l’album. Martin Nathan, tombé malade lui aussi, «s’est efforcé d’aller au bout» du projet, en hommage à son ami. En France, un label a fait des vétérans du reggae jamaïcain l’une de ses marques de fabrique. Il s’agit de Chapter Two Records (Wagram), autrefois Makasound, qui produit des albums de Clinton Fearon (Gladiators), Ken Boothe, ou du collectif Inna de Yard, une sorte de «Buena Vista Social Club» du reggae qui rassemble de grandes voix historiques de l’île.
Parmi elles, Winston McAnuff, reggaeman de poche monté sur ressorts, à la voix chaude et aux dreadlocks blanchies, passait, hors période de la Covid, une bonne partie de son temps à Paris. «On dit souvent qu’il est le plus Français des Jamaïcains. C’est comme s’il avait été adopté», sourit le compositeur et accordéoniste français Fixi (du groupe Java), qui a participé à nombre de ses projets.
«Ils m’ont parlé de Gainsbourg»
«Ce sont des chanteurs qui mettent leur vie sur scène et en jeu. C’est très important de graver leurs voix sur des disques, il y a une dimension de postérité, patrimoniale. C’est un peu comme le collectage des musiques folkloriques dans les régions de France», poursuit-il. La vitalité de la musique jamaïcaine en France doit aussi beaucoup aux festivals comme le Reggae Sun Ska de Bordeaux ou l’ancien Garance Festival parisien, désormais délocalisé à Bagnols-sur-Cèze dans le Gard, mais reporté en 2022 pour cause de pandémie. Sans trop mesurer l’impact sur le public actuel, Martin Nathan et Fixi citent également le rôle de Serge Gainsbourg et ses deux albums reggae : Aux armes et caetera en 1979, et Mauvaises nouvelles des étoiles, en 1981 (Philips). «C’est l’artiste qui a permis d’avancer à toute vitesse dans ce métissage de la musique, tout en restant en connexion avec l’identité culturelle française», glisse Fixi. «Ils m’ont parlé de Gainsbourg en Jamaïque, de quelqu’un qui savait où il allait, et qui vraisemblablement avait de l’argent», raconte Martin Nathan .
On trouve peu de femmes sur le devant de cette scène reggae en Jamaïque et en France. «La société jamaïcaine est machiste, comme d’autres. Mais il y a des personnalités fortes dans le reggae comme la chanteuse Jah9» , 38 ans, et présente dans l’abum des Inna de Yard», souligne Fixi.
Source: leparisien