À l’occasion de la remise solennelle des prix Nobel à Stockholm ce mardi soir, retour sur le parcours et l’œuvre exceptionnelle de Han Kang, lauréate du prix littérature cette année. La Coréenne Han Kang est la première femme d’Asie à se voir attribuer cette distinction prestigieuse. Elle est aussi la dix-huitième femme à obtenir ce prix sur les 117 écrivains primés par le jury Nobel depuis 1901.
Comme tous les ans, ce soir du 10 décembre, les lauréats du prix Nobel 2024 de médecine, de physique, de chimie, de littérature, d’économie, et de la paix, recevront officiellement à Stockholm, des mains du roi de Suède, Carl XVI Gustaf, leur prix prestigieux ainsi que la célèbre médaille en or avec le portrait de profil d’Alfred Nobel sur l’avers.
La Sud-Coréenne Han Kang, lauréate du prix 2024 de littérature, fera partie des récipiendaires présents à cette soirée solennelle.
La proclamation de son nom le 10 octobre dernier par le comité Nobel avait, on s’en souvient, créé la surprise, car l’écrivaine ne figurait dans aucune des listes des bookmakers. De l’aveu des spécialistes, Han Kang n’en reste pas moins l’une des grandes révélations littéraires de ces dernières années, avec à son actif une œuvre novatrice, riche et protéiforme.
Poétesse, romancière, nouvelliste, essayiste, mais s’intéressant aussi à l’art et la musique, l’écrivaine se veut une artiste totale.
Selon Pierre Bisiou, son traducteur français, elle appartient à « une nouvelle génération d’auteurs qui sont en train de transformer la littérature coréenne, qui a été longtemps une forteresse masculine à l’image de la société patriarcale de la péninsule ». À la fois expérimentale et exploratrice implacable des non-dits d’une société coréenne à l’histoire tumultueuse, l’œuvre de Han Kang a été saluée par le jury Nobel pour l’intensité de « sa prose poétique qui affronte les traumatismes historiques et expose la fragilité de la vie humaine ».
Certes, traumatismes historiques, douleur, interrogations sur l’humain sont les grands thèmes de son œuvre, a reconnu l’auteure elle-même dans le discours de réception du prix Nobel qu’elle a prononcé le 07 décembre dernier devant la Fondation Nobel.
Tout en se demandant toutefois si ce n’est pas l’amour qui a été toujours le principal moteur de son écriture, comme dans son dernier roman Impossibles adieux. Ce roman dont l’action se déroule dans l’île sud-coréenne de Jéju raconte l’histoire d’une mère vivant dans la dévastation de la perte de ses êtres aimés tués pendant les massacres qui ont ensanglanté l’île en 1948.
« À travers le récit de la longue vie de ce personnage où on la voit brûler de douleur, mais aussi d’un amour également intense et poignant, je crois que les questions que je me suis posée étaient les suivantes, explique l’auteure : Peut-on aimer sans compter ? Y a-t-il une limite à l’amour ? Avec quelle intensité devrait-on aimer afin de rester humain jusqu’au bout ? » (1)
Sauvée par la littérature
Dix-huitième lauréate femme parmi les 117 écrivains primés par le jury Nobel depuis le lancement du prix au siècle dernier, première femme d’Asie à se voir attribuer cette distinction prestigieuse, Han Kang est née le 27 novembre 1970, à Gwangju, en Corée du Sud. Elle aime raconter que sa conscience littéraire s’est forgée à la maison, avec son père lui-même écrivain, qui aimait s’entourer de livres.
C’est lorsque le père a voulu devenir écrivain à plein temps, que la famille a décidé d’aller s’installer à Séoul, la capitale. Han Kang avait alors 10 ans.
D’une certaine façon, on peut dire que la future lauréate Nobel a été sauvée par la passion littéraire de son père, car, à peine quatre mois après le départ de la famille, la ville natale de l’écrivaine, Gwangju, a connu l’un des carnages les plus atroces de l’histoire du pays. En mai 1980, les militaires y ont réprimé dans le sang une révolte d’étudiants et de syndicalistes, faisant 2000 morts parmi les civils. Protégée par ses parents qui a caché à l’adolescente ces événements douloureux, Han Kang les a découverts en tombant par hasard sur les images insoutenables de la tuerie.
Ce traumatisme originel a été, selon l’auteure, à l’origine de sa venue à l’écriture.
L’œuvre de Han Kang est certes traversée par la cruauté des hommes, mais elle dit aussi la beauté du monde, et… la bonté naturelle des humains. L’écrivaine se souvient d’avoir vu, après le massacre de Gwangju, hommes et femmes s’attrouper devant les hôpitaux du pays pour donner gratuitement leur sang aux blessés. Ce questionnement sur le sens d’être homme, d’être constamment tiraillé entre le bien et le mal, est au cœur de la fiction de la lauréate.
Le « Rimbaud coréen »
Auteure de huit romans à ce jour, Han Kang est entrée en littérature par la grande porte de la poésie, avec pour modèle le poète Yi Sang, considéré comme le « Rimbaud coréen », disparu prématurément à l’âge de 27 ans. Parallèlement à ses études universitaires, elle a publié sa poésie dans des magazines universitaires, avant de passer aux nouvelles et au roman.
Dans son récent discours de réception du prix Nobel, la lauréate est revenue longuement sur ses débuts dans l’écriture et sur les raisons littéraires qui l’ont conduite de la poésie à la fiction.
« J’ai toujours été intriguée – et je le suis encore aujourd’hui- par le processus d’écriture de la poésie et des fictions courtes, alors que le roman a toujours exercé un intérêt particulier sur moi. C’est vrai qu’écrire un roman est une entreprise de longue haleine, qui demande un investissement long, le temps – entre un à sept ans – que je prends sur ma vie personnelle.
J’accepte ce sacrifice, car la fiction me permet d’approfondir les questions qui me paraissent impératives et urgentes.
Chaque fois que je travaille sur un roman, je me laisse porter par les sujets qui se trouvent au cœur de mes récits. Je suis habitée par ces questions. Et lorsque j’arrive au bout […], je ne suis plus la même personne que j’étais lorsque j’avais commencé à écrire. Je suis transformée et je puis recommencer. »
C’est ce que fait Han Kang depuis plus de trente ans, plus précisément depuis 1993 lorsqu’elle publie ses premiers poèmes.
Après un recueil de nouvelles (« Love of Yesou »), paru en 1995, elle publie son premier roman (« Your Cold Hands ») en 2002, qui raconte le mystère d’un manuscrit laissé par un sculpteur disparu. Ce tout premier roman qui n’a pas encore été traduit en français dit l’ambition de la jeune auteure d’aborder au travers de la fiction les questions qui lui tiennent à cœur, portant autant sur l’écriture et ses mystères que sur les paradoxes et la fragilité du vivant.
Ces questions hantent l’ensemble de l’œuvre romanesque de l’écrivaine, dont les romans les plus connus sont La Végétarienne, paru en coréen en 2007 (éditions Le Serpent à plumes, 2015 pour la version française) et Impossibles adieux, publié en 2021 (Grasset 2023, pour la version française). (2)
« La Végétarienne », une fable moderne
Primé par le prestigieux International Booker prize en 2016, ce roman a révélé au grand public international l’écriture à la fois réaliste et expérimentale de Han Kang. À mi-chemin entre récit écologique et tragédie féministe, ce roman se lit comme une fable moderne de révolte et de résistance. Femme au foyer, lassée de servir son mari, la protagoniste du roman Yonghye se lève une nuit et vide son réfrigérateur de toute la viande qu’il contient.
Elle refuse désormais de consommer de la viande ou de servir de la viande, au grand dam de son mari et de son père.
Guidée par sa quête intérieure, Yonghye aspire à devenir végétale et à se dissoudre dans l’existence calme et inaccessible des arbres et des plantes. Son refus de manger de la viande est ici le symbole de la révolte de la protagoniste contre le contrôle social et patriarcal du corps féminin. Au bout du chemin, folie et internement psychiatrique.
Eminemment politique, La Végétarienne questionne implacablement la société patriarcale et consumériste, ses mœurs et ses règles que la décision radicale de l’héroïne fait voler en éclats. Les propos restent toutefois ancrés dans la grammaire de l’imagination littéraire dans laquelle l’auteure puise la vitalité de son écriture aussi novatrice que radicale.
« Impossibles adieux », récit de traumatismes collectifs
Dernier roman publié par Han Kang, Impossibles adieux est selon les critiques le meilleur livre de la romancière coréenne. C’est un récit magistral, qui orchestre avec maestria les trois dimensions de la narration : primo, l’histoire tue d’un massacre sanglant, deuxio, le paysage enneigé d’une beauté onirique et last but not least, la communion entre deux amies séparées par les circonstances de la vie et réunies par la quête d’un passé commun de pertes et de deuils.
L’amitié entre ces deux femmes qui se connaissent depuis vingt ans, évolue à l’ombre des 30 000 communistes coréens massacrés à l’île de Jéju en novembre 1948 par les militaires nationalistes, sous l’égide des Américains.
La narratrice, Gyeongha et son amie documentariste, Inseon, réussiront-elles à déterrer le passé enfoui de leur île et réaliser leur projet de film sur cette tragédie qu’a vécue dans sa chair la famille d’Inseon, notamment sa mère rescapée du massacre ? Tel est l’enjeu de ce très beau roman qui propose d’opposer l’art et l’amitié à l’oubli, afin sans doute de rendre les adieux moins douloureux, voire possibles.
rfi