Plus de deux ans d’impasse, douze séances parlementaires dédiées au sujet. Mais pour l’heure, le Liban vit toujours sans chef d’État. Son dernier président, Michel Aoun, a quitté ses fonctions fin octobre 2022. Depuis, malgré la crise économique que traverse le pays et les pressions internationales, les députés n’ont pas réussi à se mettre d’accord.
L’impasse était telle que depuis un an et demi, aucune séance parlementaire n’avait eu lieu pour tenter de désigner un nouveau président. Pour la première fois depuis juin 2023, le président de la Chambre a convoqué les députés ce jeudi 9 janvier. Et cette fois-ci, les espoirs d’une sortie de crise sont plus grands. Entretien avec Joseph Bahout, directeur de l’institut Issam Fares de politique publique et d’affaires internationales de l’Université américaine de Beyrouth.
RFI : La dernière fois que les députés libanais se sont réunis pour tenter d’élire un président était en juin 2023. Depuis, il y a eu la guerre entre le Hezbollah et Israël dont le mouvement chiite est sorti affaibli. Est-ce que ce nouveau contexte joue en faveur d’une sortie d’impasse ?
Joseph Bahout : Il est évident que les blocages qui étaient là avant la guerre de Gaza qui a commencé le 7 octobre 2023, puis ensuite la guerre avec le Liban à partir de septembre 2024 ont aujourd’hui très largement pris une autre nature. Je ne dirais pas qu’ils sont totalement aplanis, mais je crois que toutes les forces aujourd’hui savent que le cessez-le-feu très fragile entre le Liban et Israël tient notamment à l’achèvement de l’édifice institutionnel libanais. Il faut qu’il y ait un président, il faut qu’il y ait un gouvernement en ordre de marche – cela fait deux ans que nous avons un gouvernement chargé d’expédier les affaires courantes.
Il faut qu’il y ait une armée capable de se déployer au Sud.
Et je crois que les obstacles que quelques partis politiques comme le Hezbollah ou Amal [les deux partis représentant la communauté chiite du pays au Parlement, NDLR] ou d’autres continuaient d’ériger sont aujourd’hui très largement tombés du fait du changement de la donne régionale.
Depuis un peu plus de deux ans, le Quintet – le groupe de cinq pays réunissant les États-Unis, l’Arabie saoudite, l’Égypte, le Qatar et la France, qui intervient pour tenter de sortir le Liban de la crise qu’il traverse – soulignait l’importance d’élire un président en raison de la situation économique désastreuse et de l’urgence de réformes à mener. Mais aujourd’hui, le Quintet souligne aussi que l’avenir sécuritaire du Liban dépend également de cette élection. Les enjeux sont encore plus importants pour le pays ?
Les enjeux sont énormes et ils sont très imbriqués.
Et tant les Américains, les Français, les Saoudiens répètent ad nauseam qu’il n’y aura pas de sortie de crise au Liban – sortie de la crise financière que traverse le pays depuis trois ans, sortie de la crise sécuritaire depuis un an et demi – et qu’il n’y aura pas de cessez-le-feu durable s’il n’y a pas l’ensemble de l’architecture institutionnelle dans le pays. Et elle commence par la clé de voûte qu’est le président de la République. Le président n’a pas énormément de prérogatives dans la Constitution libanaise, mais il est quand même le chef de l’État. Il est le symbole de l’unité de l’État.
Sans lui, il ne peut pas y avoir de gouvernement fonctionnel aujourd’hui.
Or, il y a une énorme crise financière qui affecte les Libanais depuis 2018 ; elle nécessite des réformes structurelles gigantesques et donc des décisions très difficiles à prendre. Il y a aussi la question de la sécurité. Celle aussi aujourd’hui des transformations régionales qui sont gigantesques. Je vous donne un seul exemple : il faut qu’il y ait un pouvoir libanais fort, unifié et clair qui puisse, par exemple, s’asseoir avec le nouveau pouvoir en Syrie pour traiter de la question des frontières, des réfugiés, du trafic, de la contrebande, etc. Donc toutes ces questions-là sont attachées à cette clé qu’est l’élection d’un président de la République.
La perspective d’un changement de président imminent aux États-Unis peut-elle aussi jouer ?
Je crois qu’elle pèse un peu en filigrane, mais pas directement. Disons que les députés libanais qui jusque-là étaient dans une sorte de procrastination qui est un peu leur culture politique, se rendent compte qu’on ne peut pas aborder aujourd’hui le nouveau monde – que ce soit le nouveau monde international ou le nouveau monde régional – sans avoir mis de l’ordre dans la maison libanaise. Donc, je crois qu’elle a pesé.
Elle pèse aussi dans le sens que probablement – et c’est une hypothèse qui doit être vérifiée – certaines forces, qui jusque-là pensaient pouvoir louvoyer, se disent qu’avec Trump, ce genre de jeu ne marchera probablement pas et qu’elles risquent de se mettre en difficulté.
Par exemple, le président de la Chambre qui jusque-là essayait de manœuvrer, de jouer au plus fin, a, je crois, reçu des signaux clairs que la nouvelle administration américaine pourrait le mettre sur la liste de sanctions internationales. Il a une fortune gigantesque, qui est évidemment due à toutes les malversations auxquelles il s’est adonné. Mais je crois qu’il veut essayer de sauver sa peau. Idem pour beaucoup de politiques libanais qui se disent qu’il vaut mieux probablement clore ce dossier avant qu’un nouvel élément perturbateur – qui est Trump – n’arrive sur la scène.
Est-ce qu’il y a un consensus qui se dégage aujourd’hui autour de la candidature d’une personnalité ?
Les choses sont extrêmement fluides et volatiles dans le pays depuis deux jours. Mais au risque de me tromper, je crois qu’on peut dire que, à l’heure où l’on parle, le consensus semble très largement se dégager en faveur du commandant en chef de l’armée. Il y a encore deux ou trois réunions cruciales de forces politiques qui doivent se tenir, mais elles semblent tout indiquer qu’elles se dirigent vers ce vote-là. Le Hezbollah peut se contenter de ne pas voter contre Joseph Aoun et laisser à certains députés qui ne sont pas membres du parti, mais qui sont « alliés » la liberté de voter comme ils veulent.
Et ceux-ci voteront pour Joseph Aoun.
Donc, le Hezbollah serait alors en position de dire : « je ne l’ai pas élu, mais je ne suis pas contre lui ». Ce sont les bisbilles de la politique libanaise et ça se passe souvent comme ça. Je crois que c’était une issue qu’on pouvait tous attendre depuis quelque temps, mais elle bloquait sur des manœuvres extrêmement politiciennes, parfois même un marchandage proprement sonnant et trébuchant. Au Liban, les voix sont à vendre et les places dans le nouveau pouvoir sont à négocier.
rfi