Depuis la chute du régime de Bachar el-Assad le 8 décembre 2024, c’est la ferveur qui semble dominer au sein d’une société syrienne meurtrie par treize ans de guerre et un demi-siècle de dictature. Pourtant, ils sont de plus en plus nombreux à afficher leurs craintes face au nouveau pouvoir en place, et en particulier les femmes.
Elles étaient place des Omeyyades à Damas et dans les rues de toutes les grandes villes de Syrie et d’ailleurs pour célébrer la chute du régime il y a quelques semaines. Mais les Syriennes de tous âges, celles qui n’ont jamais quitté leur pays comme celles qui s’étaient exilées avant même la guerre de 2011, se posent maintenant des questions quant à la protection de leurs droits.
À peine dix jours après la prise de pouvoir par Ahmed el-Charaa, des centaines de damascènes manifestaient dans le centre de la capitale pour la démocratie et les droits des femmes. La manifestation prévue à Alep, deux jours plus tard, le 21 décembre, a quant à elle été annulée.
HTS et droits des femmes, incompatibles ?
« J’ai peur pour les femmes, j’ai peur pour notre liberté, j’ai peur qu’on ne puisse plus s’habiller comme on veut. On veut la liberté ! J’ai peur que la société devienne islamisée », s’agace Jessica, étudiante à l’interminable brushing et aux hautes bottes de cuir, à côtés de deux amies, l’une arborant un serre-tête de Minnie, l’autre un foulard blanc sur les cheveux. Dans les rues de Damas, nombreuses sont encore les femmes qui ne sont pas voilées et qui ont un mode de vie bien éloigné de la religion. Mais le vent commence à tourner.
« Tous ces niqabs à la mosquée des Omeyyades, ça m’a fait peur…
Les personnes vivent toujours dans l’euphorie de la chute de Assad, mais le réveil va arriver petit à petit. Il faut parler, il ne faut pas le [le HTS, NDLR] laisser s’installer, sinon ça sera l’enfer », témoigne Randa Kassis, présidente du Mouvement de la société pluraliste, opposante en exil à Bachar el-Assad de la première heure et de retour en Syrie. Elle est aujourd’hui victime de censure et de menaces de la part du nouveau régime pour ses prises de parole plus que méfiantes envers HTS.
« Des membres du HTS, pas plus tard qu’hier, appelaient au port du hijab à Qassaa, dans le gouvernorat de Damas », s’insurge-t-elle. Et de raconter les barrages nocturnes à Damas où les femmes sont questionnées sur leur présence dehors le soir, les affichettes placardées sur les murs appelant les femmes à se couvrir.
Les exemples se multiplient depuis le 8 décembre.
L’omniprésence des islamistes du HTS, barbus et armes à la main pour la plupart, interroge sur l’avenir.
Le HTS n’a jamais été synonyme de liberté, avant tout pour les femmes. Début janvier cette année, deux vidéos de 2015 ont refait surface et ont créé l’émoi : on y voit le nouveau ministre de la Justice d’aujourd’hui lié à l’exécution sommaire de deux femmes accusées de prostitution. D
ans l’une des vidéos, des hommes armés exigent d’une femme voilée accusée de « prostitution » de s’agenouiller dans une rue avant de l’abattre, alors qu’un homme qui semble être l’actuel ministre de la Justice filme la scène avec son téléphone. Dans une autre vidéo, on voit le même homme énoncer une condamnation à mort contre une femme pour « prostitution », et un combattant à ses côtés lui tirer une balle dans la tête.
Selon le directeur de l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), Rami Abdel Rahmane, il s’agit bien de Chadi al-Waissi, qui était alors juge religieux au sein du Front al-Nosra (devenu depuis le HTS), avant sa séparation d’al-Qaïda.
Ce 8 janvier à Damas, un mois exactement après la chute des Assad, une conférence du Mouvement politique des femmes syriennes s’est pourtant tenue dans un grand hôtel de la capitale.
C’était la première fois que ce mouvement, créé en 2017, se réunissait en Syrie. Quelque 300 personnes, dont de nombreuses organisations de femmes et féministes et des groupes de la société civile, ainsi qu’une cinquantaine de membres du Mouvement politique des femmes syriennes, ont participé à l’événement, venant de diverses régions de Syrie et de la diaspora. « Nous sommes venues ensemble pour célébrer, tout d’abord, la chute du régime.
Nous voulons construire un pays qui convienne à tous les Syriens, témoigne Maryam Jalabi, membre jusqu’alors en exil du mouvement.
Il s’agit d’assurer l’égalité des droits et d’inclure les femmes. Nous pensons que si nous ne le faisons pas maintenant, si nous ne sommes pas à l’avant-garde et si nous ne commençons pas dès le début, nous ne serons pas en mesure de construire un pays qui convienne à tous les Syriens. »
Les islamistes tentent de rassurer
Le nouveau pouvoir, de son côté, tente de tempérer ses maladresses et multiplie les gestes envers les femmes. Il cherche aussi à rassurer la communauté internationale sur le respect des droits des minorités, dans ce pays multiethnique et multiconfessionnel.
Fin décembre, il a nommé la spécialiste financière Maysaa Sabrine, qui occupait jusque-là le poste de première adjointe au gouverneur de la banque centrale syrienne depuis 2018, à la tête de l’institution.
Il s’agit toutefois, pour le moment, d’une nomination par intérim, et qui est intervenue après que la cheffe du Bureau des affaires de la femme a appelé ses concitoyennes à « ne pas outrepasser les priorités de leur nature créée par Dieu », à savoir « leur rôle éducatif au sein de la famille ». Sur X, le chef de la diplomatie syrienne, Assaad al-Chibani, a affirmé que les autorités « se tiendront aux côtés » des femmes « et soutiennent pleinement leurs droits ». « Nous croyons au rôle actif de la femme au sein de la société et nous avons confiance en ses capacités et ses compétences. »
« Nous sommes en Syrie et je ne pense pas que les femmes vont se laisser faire », espère, déterminée, la jeune étudiante Jessica, tout sourire, les cheveux virevoltant dans le vent.
« Le monde entier est basé sur le fait que certaines personnes ont plus de droits que d’autres et qu’il y a deux poids, deux mesures, analyse Maryam Jalabi, pour qui la Syrie n’est donc pas une exception. Et l’activiste d’assurer, très enthousiaste, que les femmes vont tout faire pour lutter : « C’est la nature même des choses.
Nous sommes très optimistes et nous pensons que c’est le moment pour nous, Syriens.
Nous espérons qu’il s’agit d’un exemple pour la région et que nous serons à l’avant-garde de la création d’une véritable démocratie dans laquelle nous pourrons tous vivre. Nous savons que cela prendra du temps. Il y aura beaucoup de travail.
Il y aura beaucoup de défis à relever, mais nous y sommes. Nous y sommes. »
Les nouvelles autorités syriennes prévoient de créer une commission reflétant les différentes composantes de la société, chargée de préparer « une conférence de dialogue national » sur l’avenir de la Syrie, à laquelle comptent bien participer les membres du Mouvement politique des femmes syriennes.
Les autorités de transition affirment avoir tenté d’organiser dans un premier temps cette conférence début janvier, mais ont ensuite décidé de former au préalable « une commission élargie » qui doit se réunir à une date non précisée. Cette commission doit comprendre « des hommes et des femmes » capables « de représenter pleinement le peuple syrien » à travers « tous les segments de la société et des provinces syriennes ».
Mais les plus radicaux du HTS écouteront-ils la voix de leur chef qui tente de se refaire une réputation ?
« Si on croit que Ahmed el-Charaa va partager le pouvoir, on est naïfs, vraiment. Personne ne veut que la situation soit la même qu’à Idleb, mais qu’est-ce qu’on va faire pour l’empêcher ? Sur les femmes, ils ne veulent tout simplement pas que le monde sache vraiment ce qu’ils pensent. C’est ça leur idéologie… Comment on arrive à les croire ? Les gens sont naïfs », se désole Randa Kassis.
En s’efforçant de faire bonne figure sur tous les plans, dont celui de la protection des droits des femmes, les nouvelles autorités, surveillées de très près par l’Occident et les pays voisins, ont surtout pour objectif d’assurer leur respectabilité sur la scène internationale.
Ce qui suppose la levée complète des sanctions économiques afin de redresser le pays en souffrance, et également que le HTS ne figure plus dans la liste des organisations terroristes établie par l’ONU. Si tout cela devient effectif, une nouvelle page de l’histoire de la Syrie s’ouvrira, et pas uniquement pour les femmes. Nul n’en connaît l’épilogue, mais les doutes sont permis.
rfi