Un adolescent de 17 ans armé d’un couteau et connu pour être proche de la mouvance des incels a été arrêté dimanche près d’Annecy, en Haute-Savoie, après avoir menacé de s’en prendre à des femmes dans une vidéo TikTok. Jadis confinés aux forums, les discours masculinistes se banalisent, portés par les réseaux sociaux et repris dans les médias et en politique, dans une réaction globale aux avancées féministes.
En direct sur TikTok, il menaçait de « s’en prendre à des femmes avec un couteau ». Près d’Annecy, en Haute-Savoie, un jeune homme de 17 ans, proche de la mouvance incel, a été arrêté et blessé par un tir de gendarme dimanche 16 février avant qu’il n’ait pu faire la moindre victime.
Cette tentative de passage à l’acte rappelle des faits similaires survenus en mai dernier à Bordeaux.
Un homme âgé de 26 ans, lui aussi proche de cette communauté masculiniste et misogyne, avait été interpellé, soupçonné de préparer une attaque terroriste lors du passage du relais de la flamme olympique.
Deux faits divers et un point commun : les deux protagonistes sont animés par une misogynie extrême et se revendiquent proches de la « mouvance incel » (mot-valise pour « involuntary celibate », en français « célibataire involontaire »). Un phénomène qui gagne en violence depuis une dizaine d’années, porté notamment par la banalisation des contenus prônant la haine des femmes sur les réseaux sociaux.
Et pour la première fois, l’attaque d’Annecy, dimanche, a été qualifiée par la justice sous des chefs d’accusation relevant du terrorisme. Un précédent historique, selon Stéphanie Lamy, autrice de « La Terreur masculiniste », qui est revenue dans un billet de blog sur Médiapart sur cet événement.
Communiqué de presse#annecy pic.twitter.com/EKsKYiEMEy
— Procureure Annecy (@ProcAnnecy) February 19, 2025
À l’origine, une niche dans un forum, mais « pas question d’attaquer »
Si dans son usage actuel, le terme d' »incel » désigne un groupe propageant une idéologie misogyne et violente en ligne – les membres revendiquent leur haine des femmes, qu’ils jugent responsables de leur insatisfaction sexuelle – ce ne fut pas toujours le cas.
Ironie de l’histoire, le tout premier forum « incel » a été créé à la fin des années 1990 par une jeune femme canadienne dans le simple but de discuter de son inactivité sexuelle avec d’autres personnes. Le forum, baptisé « Alana’s Involuntary Celibacy Project » a permis la contraction « incel » que l’on connaît aujourd’hui, mais la démarche d’origine était d’offrir un soutien aux personnes éprouvant des difficultés à établir des relations affectives.
Cependant, dès qu’elle eut trouvé l’harmonie dans ses relations, la jeune femme a cédé le forum à un inconnu.
Progressivement, « ce forum a été hijacké [‘détourné’, en français] par des hommes haineux qui vivaient très mal le fait de ne pas avoir de copines, et tenaient les femmes pour responsables », explique Alice Apostoly, codirectrice de l’Institut du genre en géopolitique (IGG), un centre de recherches utilisant le genre comme outil d’analyse des relations internationales. « Le terme a ensuite été totalement dévoyé. »
Quoi qu’il en soit, poursuit la cofondatrice de l’IGG, « c’était une niche dans un forum où l’on déversait sa haine avant de passer à autre chose. Il n’était pas question d’attaquer » qui que ce soit.
Haine des femmes, haine des féministes
Aujourd’hui, la pensée des incels est principalement structurée autour de l’idée que les relations hétérosexuelles sont régies par une hiérarchie biologique immuable, où seuls les hommes les plus attirants auraient accès aux femmes, tandis que les autres seraient condamnés à une solitude affective et sexuelle.
« Ils pensent que les femmes ne les trouvent pas séduisants et qu’elles ne s’intéressent qu’aux beaux mâles alpha, précise un rapport du Réseau de sensibilisation à la radicalisation, créé par la Commission européenne en 2011. Fréquemment mentionnée chez les incels, la règle 80/20 signifie que les 20 % des hommes les plus attirants ont monopolisé 80 % des femmes. »
À ces critères biologiques s’ajoutent des facteurs externes, notamment l’émancipation des femmes et le féminisme. Selon les incels, ce mouvement a détruit un ordre social où ils auraient eu une place garantie.
Ils vont haïr les femmes « parce qu’elles ne choisissent pas tel ou tel homme, ou parce qu’elles choisissent de divorcer, ou encore d’avoir la garde des enfants », liste Alice Apostoly. « Face à la perte de contrôle », ils vont les haïr « parce qu' »elles ne sont plus des objets [des hommes], mais des sujets. »
De cette logique découle une haine des féministes, accusées de répandre des discours venant « lobotomiser » les femmes.
« Des femmes qui seraient d’ailleurs dépourvues de libre-arbitre puisqu’elles étaient jusqu’à présent objets des hommes », note la spécialiste.
La réponse de beaucoup de ces hommes – notamment jeunes – est la victimisation, puis la diabolisation, explique Alice Apostoly. « Et ces deux ingrédients mènent à la violence. Une violence symbolique, verbale, politique, et une violence physique avec des passages à l’acte. »
La tuerie d’Isla Vista, survenue le 23 mai 2014 en Californie, est considérée comme l’un des premiers actes de violence de masse perpétré par la mouvance incel. Le tueur, Elliot Rodger [depuis sanctifié par la communauté incel, qui le surnomme « Saint Elliot »], abat ce jour-là six personnes et en blesse quatorze autres.
Avant de passer à l’acte, celui-ci avait publié en ligne une vidéo appelée « Retribution » (en français, « Châtiment ») dans laquelle il expliquait vouloir « punir » les femmes parce qu’il était « toujours vierge à 22 ans ».
Isla Vista, Toronto (Canada), Hanau (Allemagne)… Entre 2014 et 2020, une douzaine de meurtres, dont au moins six tueries de masse, ont été commis par des hommes se déclarant incels, marqués par une idéologie d’extrême droite.
Un contexte généralisé de « backlash »
Les incels, nourris par une rhétorique victimaire affirmant que les femmes seraient responsables de leur détresse, représentent l’expression la plus violente de la mouvance masculiniste. Mais leur pensée irrigue aujourd’hui une vision plus large de la « crise de la masculinité », une notion régulièrement évoquée par des figures et associations conservatrices et d’extrême droite.
Cela représente une forme de « backlash », explique Alice Apostoly, un terme qui désigne le contrecoup qui suit chaque avancée sur les droits des femmes, notamment du fait de la réaction des mouvements conservateurs et de l’extrême-droite.
Ces dernières années, ce backlash s’est matérialisé, par exemple, par des victoires électorales, poursuit l’experte, citant notamment la réélection de Donald Trump aux États-Unis, l’élection de Yoon Suk-yeol en Corée du Sud, et d’autres scrutins au cours desquels des partis d’extrême droite porteurs de mesures anti-égalité des genres ont obtenus des scores records.
L’idéologie masculiniste, la radicalisation des incels et le « backlash » politique semblent ainsi participer à une même dynamique réactionnaire visant à restaurer une hiérarchie de genre traditionnelle en réponse aux avancées féministes.
Par ailleurs, poursuit la spécialiste de la diplomatie féministe, le phénomène de backlash est particulièrement visible, « car ses éléments de langage sont présents aussi bien dans les médias traditionnels que sur des réseaux sociaux possédés par des hommes et qui ont la même vision des relations femmes-hommes ».
Les discours masculinistes sont ainsi banalisés et diffusés auprès des jeunes « sur des réseaux sociaux qu’ils utilisent comme première source d’information, alors qu’ils ont une couleur politique et ne font l’objet d’aucune vérification de l’information », achève Alice Apostoly.
Loin de se limiter à quelques forums obscurs, le masculinisme structure ainsi aujourd’hui une partie du débat public, contribuant à une normalisation de la violence et à un climat de plus en plus hostile aux femmes.
Au Royaume-Uni, l’ultramasculinisme est considéré depuis juillet dernier comme une « urgence nationale ».
En France, « masculinisme », « virilisme » et « antiféminisme » ont fait l’objet d’une attention particulière dans le rapport 2021 de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes).
« Des sonnettes d’alarme qui n’ont toutefois pas été suivies de moyens, de politiques publiques sur l’égalité femmes-hommes, sur la désinformation, ou sur l’addiction aux réseaux sociaux », déplore Alice Apostoly, qui rappelle l’importance d’éduquer à la vie affective et sexuelle, point de départ de la radicalisation des incels.
france24