Emmanuel Macron tente de vendre la dissuasion nucléaire aux Européens

Emmanuel Macron a proposé d’ouvrir un dialogue avec d’autres pays européens sur la dissuasion nucléaire française. Le chef de l’État veut également une montée en puissance de la défense européenne avec une hausse des dépenses militaires. Mais la proposition française, a précisé l’Élysée, n’a pas l’ambition de déployer l’arme nucléaire hors de France ni de revisiter la doctrine nucléaire.

Face à la volte-face américaine, l’Europe prend peur. « Jamais le risque d’une guerre sur le continent européen, dans l’Union européenne, n’a été aussi élevé parce que depuis bientôt 15 ans, la menace ne cesse de se rapprocher de nous » a déclaré lundi 3 mars le ministre des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot.

Pris à revers par un président américain prêt à revoir ses alliances historiques et à replier son parapluie militaire, l’Europe se voit contrainte de réviser son modèle et à compter ses forces.

Au sein de l’Union européenne, la France est le seul pays à être doté de l’arme nucléaire. Le président français se dit prêt à ouvrir la discussion sur une éventuelle future dissuasion nucléaire européenne, mais cela ne sous-entend pas un éventuel partage des armes nucléaires, précise Elie Tenenbaum, directeur de recherche de l’Ifri (Institut français des relations internationales) :

« Le déploiement à l’étranger d’armes nucléaires françaises, aujourd’hui, ne figure pas dans les options et, bien sûr, l’arme ne se partage pas et la dissuasion ne se partage pas dans le concept de la doctrine française ; d’ailleurs dans aucun concept de doctrine, puisque les Américains non plus ne partagent pas. Leur cœur de dissuasion, ils ne le partagent pas.

Donc ensuite, Emmanuel Macron dit  »ça ne change pas notre doctrine ».

Donc pour l’instant, on n’est pas sur un changement de doctrine, on est sur le renforcement de cette fameuse dimension européenne qui avait été évoquée dans le discours de février 2020 à l’École Militaire, qui est le discours de référence sur la dissuasion nucléaire et dans lequel il évoquait une dimension européenne des intérêts vitaux de la France. Intérêts vitaux qui sont susceptibles de mettre en œuvre la mécanique de la dissuasion s’ils venaient à être menacés par un État agresseur. »

L’Allemagne prête pour un aggiornamento ?
L’Allemagne, qui jusqu’à présent s’en remettait exclusivement à l’Otan et à Washington pour ses garanties de sécurité, n’avait jamais sollicité le parapluie nucléaire français. Outre-Rhin, l’ensemble de la classe politique excluait formellement de devoir participer au financement de la dissuasion française. Mais les choses bougent et le futur chancelier allemand, Friedrich Merz, semble porter un regard différent, et pourrait peut-être même vouloir amorcer le début d’un aggiornamento, explique Elie Tenenbaum :

« Depuis les élucubrations de Donald Trump pendant sa campagne, même sur le fait qu’il refuserait éventuellement de défendre ou d’honorer ses engagements de sécurité vis-à-vis des alliés de l’Otan, il y a en Allemagne une discussion sur des alternatives éventuelles à une garantie de sécurité nucléaire américaine qui pourrait être ébranlée. Et ça, c’est un débat qui existe en Allemagne et qui revient régulièrement depuis un an dans les médias, avec un niveau d’acculturation et de compréhension des spécificités de la dissuasion nucléaire qui est beaucoup plus faible qu’il ne l’était pendant la Guerre froide, où les Allemands étaient au quotidien sensibilisés à la question des euromissiles. Donc ils viennent de très loin avec une forte culture de désarmement. »

Et d’ajouter :« Et il y a, en même temps, une inquiétude face à l’éventuelle hypothèque américaine. Par conséquent, les Allemands regardent qui a des armes nucléaires, et la France et le Royaume-Uni sont les deux puissances nucléaires en Europe. Mais c’est un arsenal dédié à une défense d’intérêts plus limités que le modèle américain.

On a des systèmes qui ne sont pas faits au départ pour dissuader très largement un vaste panel d’intérêts.

Malgré tout, une discussion se met en place, et en même temps, il y a une volonté française d’insister sur cette dimension européenne d’une dissuasion nucléaire française. Berlin cherche des alternatives et il y a une volonté française de valoriser, y compris pour des raisons politiques, la dimension européenne de sa propre dissuasion.

Donc ces deux intérêts, finalement, se rencontrent et vont produire, on l’espère, des discussions.

Mais à un niveau modeste ; on parle de participation d’Européens à des exercices nucléaires français. Ça avait déjà été le cas d’ailleurs avec une participation italienne à l’exercice Poker de l’armée de l’air. Donc on pourrait donner plus de visibilité à ça. On pourrait parler de signalement. Mais c’est vrai que, pour l’instant, même l’hypothèse de déployer des armes nucléaires françaises à l’extérieur du territoire n’est pas envisagée. »

La dissuasion, un projet industriel à l’échelle de l’Europe
La dissuasion nucléaire peut aussi être un projet industriel commun. Un projet susceptible de fédérer assez largement les Européens, souligne Elie Tenenbaum : « C’est un long chemin. On parle effectivement de culture stratégique nucléaire, de meilleure intégration du facteur nucléaire dans la planification de défense, à la fois industrielle, mais également, opérationnelle. Quand on prépare des plans de défense, à quel moment est-ce qu’on envisage l’articulation avec le dialogue dissuasif ?

Ça, c’est une discussion qu’on a besoin d’avoir avec les alliés à un moment où les plans de défense de l’Otan sont en cours d’élaboration.

Il y a aussi l’œuvre commune sur le plan industriel : la dissuasion nucléaire française repose sur la maîtrise d’un certain nombre de technologies : la technologie balistique, la technologie des essais avec le super calculateur qui permet d’éviter les essais nucléaires… Donc il y a un certain nombre de briques technologiques sur lesquelles on peut travailler en commun. Ariane Group par exemple, qui est un acteur européen, travaille à la fois sur l’accès à l’espace mais aussi sur la technologie balistique, les deux étant intimement liés.

Il faut faire comprendre aux Européens qu’il y a un certain nombre de chantiers industriels et technologiques qui participent au renforcement de la crédibilité de la dissuasion nucléaire. Cela peut permettre aux Européens de changer d’avis sur ce qu’ils ont longtemps considéré comme une sorte de luxe français, de coquetterie, alors que les Américains offraient déjà une dissuasion élargie. »

Sur quoi repose la dissuasion française ?
La France a renoncé il y a une trentaine d’année aux armements nucléaires tactiques pour ne conserver que deux types d’armes : les missiles balistiques embarqués à bord des quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), et les bombes aéroportées.

Il y a 60 ans, le 8 octobre 1964, pour la première fois, la France mettait en œuvre la dissuasion aéroportée avec le couple Mirage IV et la bombe nucléaire à gravitation.

Depuis, les moyens ont été adaptés à l’évolution technologique, géopolitique et opérationnelle. Les Rafale B emportent désormais des missiles nucléaires et constituent la partie visible de la dissuasion française. Depuis la première prise d’alerte sur la base de Mont-de-Marsan le 8 octobre 1964, les forces aériennes stratégiques sont l’une des clés de voûte de la dissuasion française.

Le rôle de l’armée de l’air est certes indissociable et complémentaire de la composante océanique, les sous-marins lanceurs d’engins balistiques, mais aux yeux du général Jean-Patrice Le Saint qui, à l’été 2024, a quitté ses fonctions de chef d’état-major des Forces aériennes stratégiques, la dissuasion aéroportée a des atouts bien spécifiques :

« Le premier atout, c’est l’arme. Et l’arme, aujourd’hui, c’est un missile de croisière, le ASMP-AR (Air-Sol moyenne portée améliorée et rénovée). C’est un missile qui est extrêmement rapide et extrêmement manœuvrant. C’est un missile qui est extrêmement précis. Le deuxième atout de la composante aéroportée, c’est qu’elle est mise en œuvre à partir de bases aériennes qui sont des infrastructures visibles, ce qui permet, dans le cadre de la dialectique nucléaire qu’engagerait le président de la République, de bien matérialiser son intention. »

Istres, Avord, Saint-Dizier : la triade de bases aériennes nucléaires
Depuis les bases d’Istres, Avord et Saint-Dizier, plus de 2 000 aviateurs sont chargés de la mise en œuvre de la dissuasion par les airs, la composante nucléaire « qui se voit » selon la formule du président François Hollande. Car s’il est impossible de rappeler un missile balistique, la réversibilité d’un raid aérien est toujours une option, jusqu’à un certain point.

« À partir du moment où le raid d’avions des Forces aériennes stratégiques est engagé, les équipages poursuivront la mission jusqu’au bout, reprend le général Le Saint.

Mais jusqu’au point de l’engagement, il est possible de rappeler le raid. Et donc, quand on voit aujourd’hui l’allonge des moyens de transmission et les capacités de nos vecteurs, les Rafale associés aux avions ravitailleurs A330 MRTT, il est possible de lui faire parcourir plusieurs milliers de kilomètres avant de l’engager. Et le fait qu’il y ait le raid qui transite, c’est quand même un signal assez fort qui, on peut l’imaginer, incite à réfléchir. »

La crédibilité au cœur de la dissuasion nucléaire
Un signal fort qui repose sur la crédibilité, c’est le cœur même du concept de dissuasion, insiste Jean-Patrice Le Saint : « Cette crédibilité, elle a trois dimensions. Une première dimension politique, qui est incarnée par le président de la République, détenteur du feu nucléaire. Le second volet, c’est la crédibilité technologique, et cette crédibilité, c’est ce qui permet en fait de garantir que nous sommes en mesure de concevoir, de fabriquer, de déployer des armes qui soient fiables et sûres et que nous savons leur faire traverser les défenses adverses pour atteindre leur point d’explosion.

Le troisième volet, c’est celui de la crédibilité opérationnelle.

Et là, il y a un point qui est important, car la crédibilité ne se décrète pas. En revanche, il y a certains paramètres qui permettent d’objectiver la crédibilité. Nous sommes crédibles parce que les équipages des Forces aériennes stratégiques sont très entraînés, extrêmement aguerris, parce qu’ils conduisent et souvent de manière ostensible des manœuvres, les opérations Poker qui, quatre fois par an, engagent dans un scénario extrêmement réaliste une cinquantaine d’avions dans la simulation d’un raid nucléaire ».

D’ailleurs, à chaque exercice Poker, les satellites espions des grandes puissances braquent leurs antennes vers la France pour observer la manœuvre et mesurer la crédibilité de la dissuasion française. Un scénario qui se répète depuis 1964.

RFI

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