Guerre du renseignement en Ukraine : quand Washington ne répond plus

Le président américain a décidé d’interrompre le partage de renseignement avec l’Ukraine. Pour certains experts, cette décision de Donald Trump pourrait être encore plus lourde de conséquences pour Kiev que l’arrêt de la livraison de matériel militaire.

Tempête dans un verre d’eau ou un véritable ouragan à même de réduire considérablement les défenses ukrainiennes face à l’armée russe ? La décision prise mercredi 5 mars par le président américain Donald Trump de « mettre en pause » le partage de renseignements avec Kiev était en tout cas redoutée.

Quelques jours seulement après avoir déjà décidé de suspendre la livraison de matériel militaire, Washington remet le couvert en coupant le robinet à renseignement « afin de placer toutes les parties impliquées dans de bonnes dispositions pour les négociations de paix », a précisé John Ratcliffe, le directeur de la CIA, interrogé par la chaîne de télévision ultraconservatrice Fox News.

La fin d’une longue histoire entre espions
Autrement dit, « c’est clairement une technique de chantage pour obliger l’Ukraine à accepter les conditions américaines de négociation de paix », assure Robert Dover, spécialiste des questions de renseignement à l’université de Hull.

Et en matière de moyen de pression, « priver l’Ukraine – un pays en guerre censé être un allié – des renseignements américains, c’est à la limite de l’imposition de sanctions à Kiev », s’emporte Jeff Hawn, spécialiste des questions militaires russes à la London School of Economics.

La plupart des experts interrogés par France 24 s’accordent, en effet, à reconnaître « l’importance pour Kiev du renseignement américain, surtout au début de l’invasion russe en 2022. Difficile d’imaginer l’Ukraine résister aussi efficacement à l’armée russe sans cette source d’informations », estime Aviva Guttmann, spécialiste des relations entre les différents services de renseignement à l’université d’Aberystwyth (Pays de Galles).

L’apport de la CIA et de la NSA à l’effort de guerre ukrainien provient « avant tout de 10 ans de collaboration entre les deux pays dans le domaine du renseignement », souligne Kevin Riehle, passé par diverses agences américaines de renseignement et chercheur à l’université de Brunel à Londres.

Cette histoire commune s’est traduite par « l’installation d’infrastructures de renseignement sur le sol ukrainien – telles que des antennes d’écoute – et la formation du personnel ukrainien », précise Aviva Guttmann.

Un passif qui a permis aux agents ukrainiens d’être rapidement opérationnels pour exploiter les données fournies ensuite par les États-Unis dès que l’armée russe a franchi la frontière ukrainienne en février 2022.

Cet acquis représente un avantage que la décision trumpienne ne peut pas effacer. « En un sens, cela limite aussi la gravité de cette mesure », souligne Kevin Riehle.

La nouvelle posture de Donald Trump affecte, en revanche, le flot de données tactiques et stratégiques fournies jusqu’à présent par les espions américains. « Le principal avantage des agences d’espionnage américaines réside dans le renseignement d’origine électromagnétique [issue de l’interception de signaux électroniques, NDLR], l’interception de communication et la géolocalisation. Après tout, le réseau de satellites américain, le plus important au monde, offre à la NSA [le renseignement électronique américain], qui y a accès, un avantage certain », résume Jeff Hawn.

Pire que l’arrêt de la livraison d’armes ?
« Les Américains ont pu partager avec les Ukrainiens leur capacité à écouter n’importe quelle conversation et à localiser n’importe qui ou quoi très rapidement. C’était un atout tactique indéniable sur la Russie », ajoute cet expert.

Le problème avec les États-Unis est qu’ils ont « démontré par le passé leur capacité à couper le robinet à renseignement du jour au lendemain. Est-ce que c’est ce qui s’est passé avec l’Ukraine ? », s’interroge Gérald Arboit, historien du renseignement. Dans ce cas, « il va probablement y avoir une période de flottement dans la circulation de l’information pour le renseignement ukrainien », reconnaît ce spécialiste.

Ce n’est pas une situation idéale pour un pays en guerre.

Mais à quel point est-ce grave pour Kiev ? Les avis sur la question divergent. « C’est plus grave pour l’Ukraine que la suspension de la livraison d’équipement militaire américain », assure Aviva Guttman.

D’abord, parce que les Américains représentaient la meilleure source « pour les opérations offensives en territoire russe en fournissant les données pour localiser précisément les cibles », précise cette spécialiste.

Les Américains « prévenaient aussi à l’avance l’Ukraine lorsque leurs espions repéraient des préparatifs pour des frappes russes de missiles », ajoute Jeff Hawn.

Pour lui; c’était aussi une manière de limiter autant que possible les pertes civiles lors des épisodes d’intenses bombardements russes sur les villes ukrainiennes.

Il ne faut pas non plus oublier le renseignement humain et le contre-espionnage. Les États-Unis, de par leur expérience avec les espions russes, « sont très utiles pour aider les Ukrainiens à démasquer ceux qui soutiennent la Russie en Ukraine ou qui ont été recrutés par les services russes de renseignement », explique Kevin Riehle.

Surtout, « le renseignement est beaucoup plus difficile à remplacer qu’un missile américain », affirme Aviva Guttmann.

Chars allemands, systèmes de défense anti-aérienne français ou encore missiles britanniques : autant d’équipements qui n’ont pas grand chose à envier au matériel américain qui ne sera plus livré.

C’est beaucoup moins évident pour les renseignements fournis par la CIA ou la NSA.

Et Donald Trump semble déterminé à priver l’Ukraine de ces informations, puisqu’il a « même demandé aux Britanniques de ne pas transmettre à Kiev les renseignements partagées par les agents américains avec leurs homologues britanniques », note Kevin Riehle.

Donald Trump se tire une balle dans le pied
Mais pour Gérald Arboit, « c’est certes une blessure infligée à l’Ukraine, mais elle est guérissable ». Si le renseignement d’origine électromagnétique – essentiel pour Kiev – est le domaine par excellence du renseignement américain, « les Britanniques et les Français, en collaborant, peuvent fournir des données comparables », estime l’expert français.

Sans oublier « des États comme les pays baltes, la Pologne ou la Roumanie qui œuvrent à sécuriser les frontières à l’est et disposent également d’un réseau de renseignement efficace », poursuit Gérald Arboit, qui pense que l’annonce de Donald Trump visait surtout à faire plaisir à sa base électorale en jouant la carte du président dur en affaires et n’aura qu’un impact limité sur les combats sur le front.

Mais ce que les pro-Trump ignorent, c’est que cette décision revient aussi pour le président à se tirer une balle dans le pied. « Dans un échange de renseignements, les informations circulent dans les deux sens, et l’Ukraine est très utile aux Américains pour surveiller la Russie », assure Kevin Riehle.

En effet, « certaines infrastructures pour stocker les communications interceptées se trouvent en Ukraine et jusqu’à présent, Kiev les fournissait sans rechigner aux États-Unis. Vont-ils continuer à le faire ? », s’interroge Aviva Guttmann.

Les Ukrainiens ont aussi permis aux Américains des percées significatives dans leur lutte contre les espions russes.

« Au milieu des années 2010, les services de renseignement ukrainiens ont intercepté un drone russe. Ils l’ont fourni aux États-Unis, qui ont pu l’analyser, ce qui a contribué à déchiffrer leur code militaire », note Aviva Guttmann.

Les espions ukrainiens ont aussi facilité la tâche des Américains pour « pénétrer les réseaux d’espionnage russe », explique cette spécialiste.

« Les États-Unis avaient, en effet, des difficultés à recruter des agents du GRU [renseignement militaire russe, NDLR] ou d’autres officines. Les Ukrainiens, entraînés par la CIA, ont été très utiles à cet égard », souligne Aviva Guttmann. En coupant ainsi la communication entre services de renseignement, Donald Trump ne va pas renforcer les défenses américaines face à la menace russe. Au contraire.

france24

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