En Côte d’Ivoire, l’immense majorité des candidats à l’immigration irrégulière vers l’Europe cachent leur projet à leurs proches. Le sujet est tabou dans le pays. De nombreuses familles apprennent donc le départ d’un des leurs le jour même – ou plusieurs semaines après leur soudaine disparition. Reportage.
Aminata a 26 ans et vend des accessoires, des petits gâteaux et « de la salade » dans une petite échoppe ambulante sur le bord d’une route à Sogon, une des banlieues d’Abidjan. Il est 13h quand elle s’avance vers nous dans une allée sableuse de la ville. Le soleil est au zénith. Des perles de sueur gouttent sur son front à la base du long voile noire qui recouvre ses cheveux. La chaleur est étouffante. « Vous n’avez pas des températures comme ça à Paris,
voilà pourquoi je veux venir chez vous », plaisante-t-elle en soulevant son voile pour laisser passer un peu d’air.
Aminata voudrait rejoindre la France. Un projet qu’elle partage avec sa « sœur », son amie Kadi, de trois ans sa cadette. Ensemble, elles envisagent de prendre la route vers le Maroc puis de passer en Europe. « Je n’ai prévenu personne, ni ma famille, ni mes amis », explique Aminata. « Si tu parles d’un départ vers l’Europe, les gens vont te décourager ».
Le projet est donc devenu leur secret.
Mais le voyage est encore mal ficelé : les deux amies envisagent de rejoindre le Maroc mais ne savent pas trop comment.
Puis, une fois dans le royaume chérifien, elles espèrent « travailler un peu » et « décrocher un visa » pour la France. « Comme ça, on ne traversera pas la Méditerranée ». Un périple qui paraît si facile à les écouter.
« C’est là le drame de ce genre de projet d’immigration caché », souffle Frédéric Agoussi, qui travaille pour Realic, une association ivoirienne de lutte contre la migration clandestine. Il a eu vent du désir de départ d’Aminata. « Les jeunes Ivoiriens qui veulent prendre la route le font presque toujours en secret, mais beaucoup ne savent pas de quoi ils parlent, ils ne se renseignent pas bien.
Ils ne connaissent pas la réalité du périple ».
*InfoMigrants en Côte d’Ivoire*
En Côte d’Ivoire, prendre la route migratoire vers l’Europe est tabou.
Les Ivoiriens qui veulent partir illégalement construisent leur projet dans le plus grand secret.
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— Charlotte Boitiaux (@chaboite) March 6, 2025
Ici, on les appelle aussi les « Kaba Kaba », littéralement, « ceux qui vont vite ».
« Ces jeunes pensent que l’Europe leur offrira tout ce qu’ils n’ont pas ici. C’est une génération pressée de gagner de l’argent en un temps record », explique aussi Paul Adoté, le directeur de cabinet de la mairie de Sogon. « Pourtant, on le sait, le voyage est périlleux ».
Pas une fois, en effet, Aminata n’abordera la traversée du désert, les possibles arnaques, la violence des passeurs, et les risques élevés d’abus sexuels.
« Mes enfants, je les laisserai à ma mère ici »
Quelques mètres plus loin, Durand semble lui aussi un peu perdu pour ce qui est du chemin à prendre pour rejoindre la France. Pourtant, quitter la Côte d’Ivoire est une certitude. « J’en rêve depuis que je suis tout petit », explique ce ferrailleur de 26 ans, père de deux enfants de cinq ans et trois ans. Lui aussi a gardé le projet secret. « J’en ai juste parlé à mes parents en 2011, mais ils n’avaient pas d’argent pour m’aider à financer mon voyage. Alors j’ai renoncé temporairement. Là, je mets de l’argent de côté chaque mois pour partir ».
Durand ne dira rien à ses enfants quand il partira. « Je les déposerai chez ma mère », dit-il en secouant la tête à l’évocation de la mère des petits.
Pourquoi ces départs clandestins sont-ils tabous, dissimulés ?
« C’est comme ça, c’est ancré dans la mentalité ivoirienne », assure Frédéric Agoussi de l’association Realic. « Il y a des superstitions fortes ici selon lesquelles lorsqu’un projet d’immigration est rendu public, il y a de fortes chances qu’il n’aboutisse pas. Il y a aussi une croyance très forte dans la ‘sorcellerie’, un esprit malveillant qui pourrait jeter un sort sur ton projet de voyage ».
Il y a enfin la peur d’être découragé par les proches « surtout par la maman ».
La voie légale n’est pas une option pour ce public, souvent peu instruit, et donc peu éligible à un visa. « Les refus sont tellement nombreux que les jeunes n’essaient même plus d’en demander un », continue Frédéric Agoussi.
Durand, lui, ne se doutait même pas qu’une possibilité légale pour venir en France existait.
Koné, père de famille va « bientôt » partir. Il a presque réuni la somme nécessaire pour payer les passeurs et le trajet.
Et qu’importe les risques de kidnappings, tortures, noyades en Méditerranée sur cette route périlleuse… ⬇️
« La mort est naturelle », dit-il. pic.twitter.com/n2gqpO3vW9
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Koné n’a pas non plus envisagé de partir par la voie régulière.
À 40 ans, cet Ivoirien de Yopougon réunit « les derniers fonds » qu’il lui manque pour son voyage vers la France, « d’ici un mois ». Quatre ans qu’il économise « discrètement pour atteindre un million de francs CFA » (environ 1 500 euros). Sa femme n’est pas au courant. « Je lui dirai que je prends la route, probablement deux jours avant.
Elle sera sûrement inquiète mais bon, la vie, c’est prendre des risques aussi ».
À la différence de Durand ou d’Aminata, Koné connaît son itinéraire : il veut passer par la Libye, malgré les dangers connus qui attendent les Africains qui s’aventurent dans le pays. Puis prendre un canot pour traverser la Méditerranée, remonter l’Italie et rejoindre la France. « La mort est naturelle », sourit-il avec un brin de provocation. « Je connais beaucoup de personnes qui sont parties.
Oui, parfois, ça se passe mal. Huit de mes amis sont morts sur la route ».
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En Côte d’Ivoire, prendre la route migratoire vers l’Europe est tabou.
Les Ivoiriens qui veulent partir illégalement construisent leur projet dans le plus grand secret.
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Les foyers de départs sont connus et se situent « surtout à Daloa », dans le centre du pays, ou encore dans la commune d’Anyama, d’Abobo ou de Yopougon, en périphérie du centre-ville d’Abidjan, énumère Frédéric Agoussi. « Les jeunes savent que dans ces localités, ils trouveront des contacts, des passeurs ».
Ces départs sont aussi devenus une préoccupation politique pour les municipalités abidjanaises qui multiplient les ateliers, les maraudes à la rencontre de ces jeunes candidats à l’exil, explique-t-on à la mairie de Sogon. « Le gouvernement s’active pour retenir ses jeunes, leur dire qu’il existe une échelle sociale pour eux aussi », confie encore Paul Adoté, le directeur de cabinet de Sogon.
Mais à Abidjan, les histoires « d’immigration cachée » foisonnent.
Tout le monde semble connaître quelqu’un qui a pris la route sans le dire et a disparu de la circulation un beau matin. « Je viens de retrouver une membre de ma famille 13 ans après son départ soudain, confie un collègue de Frédéric Agoussi qui marche à nos côtes dans Sogon. « On a cru qu’elle était morte, on avait organisé des funérailles et puis la semaine dernière, elle est finalement réapparue, elle est rentrée au pays. »
D’autres sont confrontés à des histoires plus tragiques.
« J’ai appris la mort d’un proche. Il avait caché son départ. Apparemment, on a su qu’une bagarre avait éclaté sur la route, en plein désert, et il est resté là-bas… », confie un fonctionnaire croisé à la sous-préfecture de la ville.
C’est aussi le fardeau de Mariam, qui a perdu sa fille Zineb dans un naufrage en Méditerranée en 2022.
La jeune femme de 20 ans est partie un matin sans rien dire, lui laissant son jeune fils de quatre ans. Quand elle comprend où veut aller sa fille, il est trop tard. Zineb est déjà en Tunisie et s’apprête à aller en Libye. « Elle décrochait toujours quand je l’appelais. Puis un jour, rien. Aucune réponse. Alors j’ai fini par appeler son passeur. Il m’a dit : ‘Il y a eu un problème en mer… Et elle est restée là-bas ».
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