Royaume-Uni : niveau record des cas d’esclavage moderne

L’an dernier, les autorités britanniques ont recensé plus de 19 000 « potentielles victimes » d’esclavage moderne – qui englobe le travail forcé et la traite d’êtres humains – dans le pays, dans les États d’origine des migrants ou sur la route vers le Royaume-Uni. Un chiffre record, en hausse de 13 % sur un an.

Plus de 19 125 personnes. C’est le nombre de « potentielles victimes » d’esclavage moderne recensées en 2024 par les autorités britanniques, a indiqué jeudi 6 mars le Home office (équivalent du ministère de l’Intérieur en France). Un chiffre en hausse de 13 % sur un an – près de 17 000 personnes enregistrées en 2023 -, qui n’a jamais été enregistré depuis 2009, année des premiers recensements dans le cadre du programme national NMR (National Referral Mechanism).

Pour la première fois, dans la plupart des cas – qui englobent le travail forcé et la traite d’êtres humains – les faits incriminés ont eu lieu à l’étranger, dans les pays d’origine ou de transit des migrants qui font la route vers le Royaume-Uni. La Libye arrive en tête des signalements, devant l’Albanie et le Vietnam.

« Je dormais à même le sol »
Un total de 44 % des victimes présumées ont déclaré avoir été exploitées exclusivement à l’étranger, soit légèrement plus que celles qui disent avoir été exploitées uniquement au Royaume-Uni (43 %).

Globalement, 4 441 des victimes sont de nationalité britannique (soit 23 % du total). Viennent ensuite les Albanais avec 2 492 personnes recensées (13 %) et les Vietnamiens (2 153 personnes, 11 %).

Au Royaume-Uni, Londres et sa région restent l’épicentre de ce fléau, avec 2 661 personnes recensées.

Viennent ensuite les West Midlands (centre), avec 842 cas et l’agglomération de Manchester (nord), avec 549 cas.

Manifestation contre le trafic d'êtres humains au Royaume-Uni (archives). Crédit : Picture alliance

L’exploitation et la traite des individus concerne également les enfants.

Ils représentent 31 % du total en 2024, contre 35 % l’année précédente. Et l’écrasante majorité des signalements concerne les hommes (74 %), contre 26 % pour les femmes.

Les personnes sont généralement embrigadées dans le trafic de drogue ou la prostitution.

Les victimes sont aussi employées dans le secteur de la construction, de l’aide à la personne, l’agriculture, les bars à ongles et les stations de lavage, selon l’agence nationale britannique de lutte contre la criminalité.

Dans le milieu de l’aide à la personne, les nouveaux esclaves se retrouvent souvent à enchaîner les journées de travail de 15, 16, 17 heures, sans week-end, pour un salaire jusqu’à cinq fois inférieur au salaire minimum, avec la menace d’être renvoyés dans leur pays en cas d’alerte de la police.

En ce qui concerne le trafic de drogue, les migrants sont forcés de travailler dans des fermes de cannabis au Royaume-Uni. Interdits de quitter ces fermes, ils vivent dans des conditions épouvantables, tandis que leurs chefs amassent des fortunes.

Certains trafiquants confisquent les passeports et les téléphones, et usent de violences verbales, psychologiques, physiques ou sexuelles.

En 2023, InfoMigrants avait rencontré Marissa (prénom d’emprunt), une employée de maison philippine arrivée au Royaume-Uni en provenance du Qatar en 2018. Cette femme devait s’occuper du ménage de deux propriétés pour un employeur violent. « Je n’avais aucun jour de congé, je travaillais 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 », avait-elle expliqué. « Je dormais à même le sol, et la nourriture qu’on me laissait se résumait à du pain, des œufs et de l’eau. »

Difficultés d’accès au programme d’aide des victimes d’esclavage
Pour Eleanor Lyons, de la commission anti-esclavage, un organe indépendant du gouvernement britannique, ces chiffres montrent « l’ampleur choquante de l’esclavage moderne » dans le pays.

« Ces statistiques ne sont pas que des chiffres, il s’agit d’individus qui ont des voix, des voix que le gouvernement doit écouter ».

Dans les centres de détention libyen, les migrants sont victimes d'esclavage et de violences sexuelles. Crédit : Picture alliance

Selon les spécialistes, les chiffres officiels seraient largement sous-estimés.

Eleanor Lyons avance le nombre de 100 000 personnes vivant dans des conditions d’esclavage moderne.

Au Royaume-Uni, les victimes présumées de ce fléau font l’objet d’une évaluation par les autorités et si leur situation est avérée, elles peuvent se voir accorder un hébergement temporaire et une aide financière. Pour pouvoir bénéficier du mécanisme NRM, il faut entrer en contact avec l’une des 18 organisations ou autorités dites de premier secours, appelées « First responder organisations » au Royaume-Uni.

Mais ce programme a du plomb dans l’aile et des milliers de victimes d’esclavage moderne se voient désormais refuser toute aide ou n’osent pas porter plainte de peur d’être expulsées du Royaume-Uni.

La loi immigration de 2023, adoptée sous l’ancien gouvernement conservateur farouchement anti-migrants, a vidé de sa substance le texte sur l’esclavage moderne de 2015, qui obligeait les grandes entreprises à s’attaquer au travail forcé au sein de leurs chaînes d’approvisionnement et à améliorer la protection des victimes.

Cette mesure, dénoncée à l’époque par les travaillistes, n’a pourtant pas été abrogée depuis l’arrivée au pouvoir de Keir Starmer en juillet 2024.

La loi de 2023 exige désormais des personnes souhaitant bénéficier d’un soutien dans le cadre du programme NMR de fournir des informations plus strictes afin de prouver une exploitation. Résultat, l’introduction d’exigences de ces preuves sur un cas d’esclavage moderne présumé a fait chuté le nombre de protection : 45 % des demandes de reconnaissance d’une situation d’exploitation ont été rejetées en 2023, et 46 % au cours des neuf premiers mois de 2024, contre seulement 11 % en 2022, selon les données officielles.

« Les changements proposés (…) limiteront la capacité des survivants à dénoncer la traite et à obtenir de l’aide, ce qui risque d’exacerber la vulnérabilité des victimes, de donner aux trafiquants plus de contrôle sur elles et d’aggraver les risques d’une exploitation plus importante », avait déjà à l’époque averti l’Organisation internationale des migrations (OIM), qui s’était dit « profondément préoccupée » par cette nouvelle mesure.

La loi de 2023 avait été adoptée dans un fort contexte de lutte contre l’immigration irrégulière, alors que les traversées de la Manche avait explosé en 2022 avec plus de 45 000 arrivées par « small boats », un record. Le gouvernement conservateur estimait alors que des migrants irréguliers profitaient du mécanisme NMR pour éviter l’expulsion.

« Plusieurs déclarations ont été faites au sujet de migrants irréguliers qui auraient abusé du système de protection contre l’esclavage moderne.

Les données disponibles au public ne montrent aucune preuve de recours abusif », avait insisté Christa Rottensteiner, chef de mission de l’OIM au Royaume-Uni. « En outre, seuls 7 % des individus arrivant à bord de petites embarcations sont orientés comme potentielles victimes d’esclavage moderne ».

Les chiffres tendent à lui donner raison : au cours des neuf premiers mois de 2024, seules huit personnes ont été radiées du NRM pour avoir fait de fausses déclarations. En 2023, pas un seul cas de fraude n’avait été enregistré.

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