L’ADN environnemental, un outil « révolutionnaire » pour percer les secrets des océans

De notre envoyée spéciale à Chambéry – En plein développement depuis quelques années, la technologie de l’ADN environnemental permet de détecter la présence de n’importe quel organisme vivant dans l’eau, le sol, ou les airs et ainsi d’effectuer des inventaires quasi exhaustifs de la biodiversité. Un outil révolutionnaire pour mieux connaître les océans et améliorer leur protection.

Pierre Jorcin enfile des gants, relie un tube en plastique à un filtre, le plonge dans l’eau, appuie sur le bouton de démarrage d’une petite pompe et se met à marcher lentement dans le cours d’eau. Trente minutes plus tard, il a collecté trois litres d’eau et filtré des milliers de particules. Le procédé a l’air simple.

Pourtant, il cache une petite révolution : avec ce filtre, le scientifique a aussi capturé des fragments d’ADN, de l’ADN environnemental (ADNe).

« Que ce soit dans l’eau, sur terre ou dans les airs, toute espèce vivante laisse des traces derrière elle qui vont subsister quelque temps avant de se dégrader », explique-t-il.

« En les collectant, nous pouvons donc identifier et répertorier toutes les espèces qui se trouvent à cet endroit – les bactéries, les mammifères, les amphibiens, les poissons… »

Pierre Jorcin, chef de projet chez Spygen, effectue des prélèvements d'ADN environnemental au lac du Bourget, en Savoie, le 2 juin 2025.
Un kit d'ADN environnemental commercialisé par Spygen, le 2 juin 2025.
Pour les prélèvements de Pierre Jorcin, la suite du processus se déroule à quelques kilomètres de là, en plein cœur du campus du Bourget de l’Université Savoie Mont-Blanc, à Chambéry, dans les locaux de l’entreprise Spygen. Pionnière dans le développement de cette technologie, elle est aujourd’hui la seule entreprise française à commercialiser des kits de collecte d’ADNe. Elle les vend à des ONG, des universités ou acteurs privés puis récupère les prélèvements pour les décoder. 

Dans ses petits locaux, elle voit ainsi passer des dizaines et des dizaines d’échantillons d’ADN piégés et, pour chacun, tentera d’identifier à quelles espèces ils se rattachent.

« Pour cela, on va extraire l’ADN des filtres et les passer dans des machines pour les séquencer », détaille Pierre Jorcin, chef de projet dans l’entreprise. À la sortie du séquenceur apparaît une longue succession de quatre lettres : ATCG, le code génétique des espèces. « Il nous reste alors à chercher à quelle espèce appartient tel code en utilisant des bases de données de référence », explique le scientifique. 

Une technique en pleine expansion 

L’installation de Spygen au pied des Alpes n’est pas un hasard. Si la technique de l’ADNe a été expérimentée pour la première fois dans les années 1990 par un microbiologiste américain spécialiste des bactéries, c’est ici que la petite révolution a vraiment commencé. En 2008, des chercheurs du Laboratoire d’écologie alpine de Grenoble démontrent que cette technique peut être utilisée pour détecter la présence de la grenouille taureau, une espèce invasive, dans des zones où elle n’avait pas encore été repérée. 

L’année d’après, la scientifique Alice Valentini, co-fondatrice de Spygen, a l’idée d’utiliser l’ADNe dans son étude de l’ours Isabelle, un animal de la chaîne de l’Himalaya en voie de disparition.

« En voulant comprendre pourquoi ce dernier avait une faible capacité de reproduction, elle a identifié l’ADN des aliments présents dans ses excréments. Cela lui a permis de connaître son alimentation précisément. C’était tout nouveau », raconte Benjamin Allegrini, actuel président de l’entreprise. « C’est à ce moment-là qu’on a compris tout le champ d’application de cette technologie.

Elle permet non seulement de répertorier les espèces dans un milieu mais aussi de mieux comprendre les interactions entre elles », dit-il en souriant, enthousiaste.

Passionné par l’observation des oiseaux depuis son enfance, ce naturaliste a démarré sa carrière jumelles à la main, comme ornithologue, puis a étudié les chauves-souris. « Ensuite, j’ai découvert tout ce que nous pouvions apprendre grâce à l’ADN », se souvient-il.

Diplômé en biologie moléculaire, il a décidé en 2018 de se consacrer entièrement à l’aventure de Spygen.

Benjamin Allegrini dans le laboratoire de séquençage de l'ADNe, à Chambéry, le 2 juin 2025.
« Plus on connaît le monde du vivant, plus nous serons capables de le protéger », estime celui qui a récemment dédié un ouvrage au sujet. « C’est pour cela qu’il est nécessaire de développer des technologies comme l’ADNe qui peut révolutionner notre regard sur le monde. »

Depuis la création de Spygen en 2011, le nombre de publications scientifiques sur le sujet a explosé, démontrant chaque fois un peu plus l’efficacité de la méthode.

Signe qu’elle est désormais largement adoptée, elle figure aussi dans la nouvelle stratégie nationale de la France pour la biodiversité, publiée fin 2024, qui prévoit la réalisation d’un recensement « régulier et exhaustif » de la biodiversité nationale grâce à une « large campagne de collecte et d’analyse d’ADN environnemental ». 

L’ambition d’un inventaire des espèces marines

Et s’il y a un milieu où l’ADN environnemental se révèle particulièrement utile, c’est dans l’immensité des mers et des océans. Car dans le grand bleu, la vie est majoritairement invisible. « Dans un litre d’eau de mer, on recense 28 millions de séquences d’ADN. Or, parmi elles, seulement 14 % ont pu être identifiées. Concrètement, cela signifie qu’il y a des millions de séquences dont on ne connaît absolument pas la nature », insiste Benjamin Allegrini.

« Jusqu’ici, les méthodes classiques pour répertorier la biodiversité marine donnaient des résultats parcellaires », explique Yvan Griboval, navigateur, responsable de l’ONG OceanoScientific basée à Nice, qui œuvre à la collecte de données scientifiques dans les océans. « L’ADNe vient ouvrir tout un champ de possibles en offrant un outil qui ne se base plus sur de l’estimation ou des observations mais sur des données factuelles.

Pour connaître la biodiversité marine, les scientifiques se basent en effet traditionnellement sur des retours de pêche, sur des observations en plongée ou via des caméras sous-marines ou encore sur des relevés acoustiques. L’ADNe a donc l’avantage d’être moins invasif : plus besoin d’appâter les prédateurs marins avec des sardines ou de recourir à la pêche électrique. 

« Mais surtout, il permet de détecter des espèces difficilement atteignables, celles qui sont invisibles ou quasi invisibles à l’œil nu, celles qui sont très rares et donc difficiles à observer, celles qui ne sortent que la nuit ou encore celles qui se trouvent dans des zones difficiles d’accès pour l’humain », abonde Benjamin Allegrini.

« C’est aussi plus rapide et moins coûteux que les campagnes d’observation habituelles. Un plongeur peut faire quatre plongées de 50 mètres en une journée, et il voit à deux mètres… Imaginez qu’il doive faire tout le bassin méditerranéen, combien d’espèces aurait-on ratées ? », insiste le président de Spygen.  

Entre les mois de mai et juillet 2023, l’ONG OceanoScientific et Spygen, avec six autres partenaires, dont l’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse et l’université de Montpellier, se sont ainsi lancés un pari fou : inventorier toutes les espèces de poissons, de crustacés et de mammifères marins présents le long des côtes méditerranéennes. Pendant ces quatre mois, l’opération, baptisée BioDivMed, a effectué plus de 700 prélèvements d’ADNe de Menton à Banyuls-sur-Mer, en passant par le pourtour corse et en incluant les ports, les embouchures de fleuves et les lagunes – soit un prélèvement tous les 10 km sur plus de 2 000 km.

Un kit de prélèvement d'ADNe est accroché à un bateau de l'ONG OceanoScientific lors de relevés en Méditerranée, en juin 2024.
« On s’est lancés sans vraiment savoir ce que ça allait donner.
Personne n’avait jamais essayé de faire un tel inventaire des espèces de la Méditerranée », se souvient Yvan Griboval. « Et le résultat a été une bonne nouvelle car nous avons trouvé une biodiversité plus riche que ce à quoi on s’attendait. On parle souvent de la Méditerranée comme d’une mer qui meurt, cet inventaire nous a permis de voir que le littoral est en meilleure santé que ce qu’on croyait », s’extasie-t-il.

Au total, 267 espèces de poissons ont ainsi été recensées. « Un résultat phénoménal, du jamais-vu », abonde David Mouillot, professeur à l’université de Montpellier, engagé dans le projet. 

D’autant plus qu’au-delà de l’abondance d’espèces, la mer a livré d’autres surprises, révélant par exemple la présence de plusieurs requins anges au large de la Corse, un poisson en danger critique d’extinction qu’on pensait déjà disparu dans cette zone. « Grâce à l’ADNe, nous avons pu identifier ses ultimes refuges », se félicite le spécialiste.

« De même, nous avons trouvé des traces ADN du poisson-lune alors que nous pensions qu’il avait disparu de nos eaux. »

Des découvertes symboliques, mais importantes pour la préservation de la biodiversité, estime le spécialiste. « Détecter des espèces rares, que l’on peut nommer, a tendance à faire bouger les choses, notamment pour parvenir à la protection d’une zone ou d’un écosystème – on ne veut pas détruire l’habitat des derniers spécimens d’une espèce », détaille-t-il.

Aider les pêcheurs, déterminer les zones à protéger…

Au moment où la France, comme de nombreux pays, a promis de transformer 30 % de ses écosystèmes terrestres et marins en aires protégées, effectuer de tels inventaires doit ainsi permettre d’identifier clairement les zones prioritaires et les surveiller.

En Méditerranée, 100 sites sentinelles ont été identifiés à l’issue de la mission BioDivMed et des relevés y seront effectués tous les ans pour suivre le nombre d’espèces menacées qu’ils abritent.

Tous les trois ou quatre ans, un inventaire plus exhaustif sera répété pour permettre un suivi à long terme. « C’est un autre avantage de l’ADNe. Puisqu’il suit un protocole standard, facile à renouveler à l’identique, nous pouvons effectuer un suivi sérieux des espèces », poursuit David Mouillot. « Cela permettra de savoir si la protection d’une zone fonctionne, par exemple, mais aussi si les espèces se sont déplacées ou encore s’il y a la prolifération d’une espèce invasive, qui pourrait s’avérer dangereuse », liste-t-il. 

« Cet inventaire permettra aussi de mieux informer les pêcheurs sur les ressources disponibles », salue de son côté Yvan Griboval. « Nous savons qu’il faut diminuer la pression de la pêche dans certaines zones. Grâce à ces inventaires, nous pourrons aider les pêcheurs à les délaisser tout en les dirigeant vers d’autres endroits ou encore en les aidant à diversifier leur exploitation. » 

Aller explorer les grands fonds

Benjamin Allegrini et ses équipes visent désormais un nouvel horizon à explorer : les grands fonds marins, dont on dit souvent qu’ils sont moins bien connus que la surface de la Lune. Au moment où certaines entreprises ne cachent pas leur ambition d’aller y exploiter les ressources qui s’y cachent, recourir à l’ADNe apparaît comme une solution pour faire avancer la recherche. 

Depuis quelque temps, Spygen développe ainsi un drone aquatique qui serait capable de réaliser des inventaires dans ces profondeurs inexplorées.

Mais cette ambition se confronte à l’une des principales limites de la technique : les espèces ne peuvent être identifiées que si elles ont déjà été répertoriées. Autrement dit, une espèce inconnue ne pourrait pas être identifiée puisque son ADN n’aurait aucune correspondance dans les bases de références. « En parallèle, il y a donc un grand enjeu à enrichir les bases de données. Car la bonne nouvelle, c’est que ces ADN inconnus peuvent être sauvegardés et rien ne nous empêchera de les identifier plus tard quand nos annuaires d’espèces seront enrichis », termine David Mouillot.

L’autre grand défi, « ce sera d’aller plus loin dans l’identification. Aujourd’hui, nous sommes capables de déterminer une espèce à partir du fragment d’ADN.

Maintenant, il faut qu’on arrive à dire de quelle famille, voire de quel individu il s’agit », poursuit Benjamin Allegrini. « Cela serait une véritable révolution pour le suivi des espèces, notamment celles qui risquent l’extinction et dont il ne reste que quelques spécimens. Cela nous permettrait de les suivre avec précision, de connaître leur comportement, leurs mouvements… »

Une ambition, convient-il, qui est pour le moment de l’ordre de la science-fiction. Mais Benjamin Allegrini voit grand, surtout quand il s’agit d’observer le tout petit.

france24

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