Les politiques de soutien massif menées par les gouvernements et les banques centrales après la crise financière de 2008 ont été amplifiées, à la suite de la crise liée à la pandémie de la COVID-19. Elles ont engendré une accélération des dettes publiques et une explosion des bilans des banques centrales, matérialisée par une hausse des titres publics dans leurs portefeuilles.
Face à l’accroissement des dettes publiques, certains économistes et des acteurs politiques en Europe appellent à une annulation de dettes souveraines détenues par la Banque centrale européenne. Ils soulignent que cette annulation offrirait une plus grande marge de manœuvre budgétaire aux Etats membres, et faciliterait la reconstruction sociale et écologique après la pandémie de la Covid-19.
La question de l’annulation de dettes souveraines détenues par la Banque centrale européenne suscite cependant un vif débat. Elle est décriée par d’autres économistes et d’autres acteurs politiques, qui dénoncent une opération irresponsable. Ces derniers considèrent qu’elle constituerait une violation du Traité de l’Union européenne et des statuts de la Banque centrale européenne, qui interdisent tout financement monétaire des Etats. Ils soulignent qu’une annulation de dettes souveraines détenues par la Banque centrale européenne traduirait un financement monétaire.
Dettes souveraines détenues par la banque centrale et financement monétaire
Dans la zone Euro, la Banque centrale européenne et les banques centrales nationales détenaient ensemble 26% de la dette des pays membres en 2020, et elles ont acquis la majorité des titres publics émis depuis la crise liée à la Covid-19. Mais, les montants de dettes souveraines figurant au bilan de la Banque centrale européenne sont plus faibles que ceux détenus par les banques centrales nationales des pays membres.
En 2019, le bilan non-consolidé de la Banque centrale européenne retraçait 250,4 milliards d’euros de titres publics et privés, détenus à des fins de politique monétaire. Le bilan consolidé de la banque centrale européenne (incluant ceux des banques centrales nationales) faisait ressortir 2632 milliards d’euros de titres, détenus aux mêmes fins et 624,2 milliards de concours aux banques (dont 616,2 milliards de refinancement à plus long terme). Les banques centrales nationales détiennent neuf fois plus de titres que la Banque centrale européenne (la Banque de France détiendrait plus de 30% de la dette souveraine du pays). La question de l’annulation de dettes souveraines devrait donc être appréhendée à l’échelon des banques centrales nationales.
Contrairement à la pratique des banques centrales des grands pays, celles des pays de la zone Franc n’effectuent pas d’achats fermes d’actifs. Elles détiennent des actifs uniquement en pension. Une annulation de dettes souveraines dans leurs portefeuilles n’est donc pas faisable.
Face à la critique de la cour constitutionnelle allemande contre la politique d’assouplissement quantitatif massif, la Banque centrale européenne avait argumenté que ses achats de dettes souveraines ne constituaient pas un financement monétaire. Les créations monétaires induites par ses achats de dettes souveraines ne viseraient pas le financement des budgets et des déficits publics des Etats. Elles viseraient plutôt à pousser les taux d’intérêts à la baisse, en vue de stimuler le financement de l’économie. L’augmentation des dettes souveraines détenues par la Banque centrale européenne et par les banques centrales nationales apparaîtraient alors comme des effets collatéraux.
L’intention serait donc déterminante pour caractériser un financement monétaire. La création monétaire et la détention de titres publics (ou l’existence d’un engagement de l’Etat), en contrepartie, ne suffisent pas à matérialiser un financementmonétaire par la banque centrale. Une création monétaire liée à l’achat de dettes souveraines n’est pas un financement monétaire, dès lors qu’elle intervient dans le cadre de la conduite de la politique monétaire. Les achats de titres publics par la Banque centrale européenne et par les banques centrales nationales ne sont pas considérés comme un financement des Etats, mais plutôt comme une facilitation de leur financement sur le marché. Les achats massifs opérés lors de graves crises visent donc à faciliter le financement des réponses apportées par les Etats à leurs économies sinistrées.
Injections monétaires réversibles ou irréversibles
La monétisation de dette souveraine, consécutive à son acquisition par la banque centrale, n’est pas définitive et n’est pas irréversible. Lorsqu’une dette souveraine détenue par la banque centrale est remboursée, cela donne lieu à une destruction de monnaie (qui est ainsi retirée du circuit économique), annulant l’injection monétaire issue de son acquisition. Si la dette souveraine remboursée est remplacée par une nouvelle dans le portefeuille de la banque centrale, la destruction de monnaie est alors suivie d’une nouvelle injection monétaire.
Par contre, si la dette souveraine détenue par la banque centrale est annulée, alors la destruction de monnaie ne s’opère pas, et l’injection de monnaie dans l’économie induite par l’achat de cette dette est définitive. (lorsque des pays financent leurs déficits budgétaires par la planche à billets, les créations monétaires qui en résultent ne sont jamais suivies de destructions monétaires, et sont aussi définitives)
Une annulation de dette souveraine détenue par la banque centrale rendrait donc la monétisation de celle-ci irréversible, ce qui matérialiserait un financement monétaire. Le financement du déficit budgétaire deviendrait alors la finalité de la création monétaire liée à l’acquisition de la dette publique par la banque centrale. Avec une annulation de dette souveraine détenue par la banque centrale, le financement de l’Etat sur le marché se transformerait en financement monétaire.
L’aspect moral et éthique d’une l’annulation de dette souveraine
Les opposants à une annulation de dette souveraine détenue par la Banque centrale européenne et les banques centrales nationales y voient un mauvais message aux investisseurs, qui signifierait qu’ils ne seraient pas remboursés. Ils considèrent que cela entacherait la crédibilité et les capacités à emprunter des Etats, qui en paieraient alors le prix fort pour leur endettement futur. Ils relèvent également qu’une telle opération serait malsaine pour les bilans de la Banque centrale européenne et des banques centrales nationales.
Il convient cependant de souligner que les propositions d’annulation ne portent que sur des dettes souveraines achetées par la banque centrale auprès de détenteurs qui les cèdent librement. Elles ne concernent pas les investisseurs,pour qui les dettes détenues seraient honorées, ce qui ne devrait pas affecter leurs demandes de titres publics. Lorsque des titres sont achetés par la banque centrale, il n’y a plus de créanciers-investisseurs pour ces titres, qui ne sont plus représentatifs d’engagements à l’égard d’investisseurs. Ils représentent alors une créance de la banque centrale sur l’Etat. Les opposants à une annulation de dette souveraine détenue par la banque centrale ne peuvent donc pas assimiler une telle opération à un défaut de paiement (qui ne peut être sélectif en s’appliquant uniquement à certains détenteurs).
Une annulation de dette souveraine détenue par la banque centrale ne devrait pas affecter la confiance dans la monnaie, ni poser de problème de crédibilité pour les Etats. La non-destruction de monnaie inhérente à une annulation de dette souveraine détenue par la banque centrale n’est pas en soi génératrice d’inflation, car elle n’engendre pas de changement dans la masse monétaire. Mais, la multiplication des achats de dettes souveraines par la banque centrale, et leur annulation systématique, aurait pour effet de gonfler la masse monétaire de façon irréversible et excessive, avec des conséquences inflationnistes.
Les opposants à une annulation de dette souveraine détenue par la banque centrale évoquent aussi un problème d’éthique. Ils considèrent que l’argent de la banque centrale n’étant pas magique et ne tombant pas du ciel doit par conséquent être remboursé. Ils soulignent que d’un point de vue juridique et moral, l’Etat doit honorer sa dette et respecter sa signature, dans ce qui constitue un contrat avec des créanciers.
Après un achat de dette souveraine par la banque centrale, le bilan consolidé des autorités publiques (incluant les autorités monétaires) ferait apparaître au passif, un engagement d’émetteur de cette dette, et à l’actif, une créance pour leur détention. Sous cet angle, une annulation de dette souveraine détenue par la banque centrale est théoriquement et techniquement concevable. On peut relever à ce sujet, que la banque centrale est une composante de l’Etat et la propriété de celui-ci. C’est cette composante de l’Etat qui détient une dette de l’Etat (donc en définitive rachetée par l’Etat).
Rachat et annulation de dette souveraine ou dette perpétuelle
Une annulation de dette souveraine détenue par la banque centrale pourrait être assimilée à la mise en jeu d’un privilège, que l’on pourrait classer dans les avantages financiers attachés au seigneuriage. Si on admet que des taux directeurs négatifs de la banque centrale constituent une subvention de celle-ci au secteur bancaire, on pourrait considérer aussi qu’une annulation de dette souveraine s’apparente à une forme de subvention de la banque centrale à l’Etat.
Les titres publics sont représentatifs d’un engagement collectif d’une communauté nationale, et leur détention au bilan de la banque centrale est aussi représentative d’une créance détenue par cette même communauté nationale. On peut s’interroger sur le côté illégal d’une annulation par une communauté nationale de sa propre dette qu’elle a rachetée.
Par le passé, certains pays en développement ont effectué des rachats de leurs propres dettes extérieures commerciales sur le marché. Ces rachats s’effectuaient généralement dans une confidentialité totale, en raison des fortes décotes qui leur étaient attachées, et qui pouvaient rendre leur acquisition par le débiteur peu décente aux yeux des créanciers. Les titres rachetés ne faisaient pas l’objet d’une opération formelle d’annulation, mais leur acquisition conduisait de fait à leur annulation.
Plusieurs pays en développement ont également bénéficié d’annulations de dettes souveraines opérées par les pays créanciers et par les institutions financières internationales, et ces opérations d’annulation n’ont pas créé de problème de crédibilité, bien au contraire. Ces annulations étaient intervenues dans des pays déjà en défaut de paiement, pour des dettes qui étaient déjà insoutenables. Dans ces cas d’annulation, les créanciers à l’origine de la décision n’avaient aucun lien avec ceux qui portaient les dettes. Par contre, avec des dettes souveraines détenues par la banque centrale, le créancier devant décider de leur annulation se trouve être également le débiteur. En effet, il est difficile d’imaginer qu’une banque centrale, aussi indépendante soit-elle, puisse prendre une décision d’annulation de dettes souveraines détenues dans son portefeuille, sans que l’autorité politique en soit à l’origine.
D’autres économistes et d’autres acteurs politiques proposent non pas une annulation, mais plutôt un cantonnement de dettes souveraines détenues par la banque centrale et leur remplacement, à leur échéance, par de nouveaux titres de maturité plus longue. Dans la majorité des pays développés, les dettes souveraines échues sont généralement remplacées par de nouvelles émissions, avec des échéances souvent plus longues. La répétition systématique de telles opérations finit par transformer ces dettes en dettes quasi-perpétuelles. Pour les tenants de cette approche, le maintien des dettes souveraines détenues par la banque centrale (même au prix d’un allongement de maturité), plutôt que leur annulation, obligerait les Etats à une discipline budgétaire. La problématique de dettes souveraines détenues par la banque centrale se poserait alors principalement en termes de capacité à assurer le paiement des charges d’intérêts.
Revenus d’intérêts et versement de dividendes à l’Etat
Les revenus d’intérêts perçus par la banque centrale sur les dettes souveraines détenues dans ses livres sont généralement reversés à l’Etat l’année suivante, à travers les dividendes payés sur son résultat d’exploitation. Sur une période définie, les revenus d’intérêts futurs que la banque centrale percevrait de l’Etat seraient du même ordre que les dividendes futurs que celle-ci reverserait à l’Etat.
Dans la gestion d’une banque centrale, s’opèrent des créations monétaires inhérentes aux achats de titres publics, des destructions monétaires liées à leur remboursement et des reversements à l’Etat (sous forme de dividendes) des intérêts perçus de celui-ci. Toutes ces opérations sont reflétées dans le compte d’exploitation et le bilan de la banque centrale.
Dans les cas d’annulation de dettes souveraines détenues par la banque centrale, on pourrait considérer qu’à travers celle-ci, l’Etat rachète des titres qu’il a émis, en se fondant sur ses dividendes futurs ou les réserves et autres fonds propres de la banque centrale, représentatifs de dividendes non reversés.
Dans une annulation de dettes souveraines détenues par la banque centrale, l’Etat conserve les ressources qui auraient servi à honorer les charges d’intérêts associées à ces dettes. Il conserve aussi les ressources qui auraient été affectées aux amortissements de ces dettes, ce qui ne permet pas la destruction monétaire normalement associée à leur remboursement.
L’achat de dettes souveraines par la banque centrale à travers le circuit bancaire conduit aussi à un engagement monétaire de celle-ci à l’égard des banques. Une annulation de ces dettes conduit à l’effacement de la créance de la banque centrale et de l’engagement budgétaire attaché à ces dettes. Elle n’efface pas l’engagement monétaire de la banque centrale à l’égard des banques (ou des autres agents économiques), qui reste alors le seul engagement des autorités publiques consolidées, constituant une obligation moins contraignante pour celles-ci.
Une annulation de dette souveraine détenue par la banque centrale s’avère une opération sans contrepartie pour cette dernière. Elle entrainerait une dégradation du bilan de la banque centrale, qui se trouverait à en supporter le coût sur ses réserves et autres fonds propres. Une telle opération ne pourrait donc qu’être d’une ampleur limitée, pour éviter toute détérioration prononcée et prolongée du bilan de la banque centrale, et un besoin élevé de recapitalisation de celle-ci. Elle ne pourrait être envisagée que dans une limite définie, représentant une proportion de ses réserves et autres fonds propres, ce qui la réduirait finalement à de faibles montants, en raison des déséquilibres que cela pourrait induire sur le bilan de la banque centrale.