Libye, Soudan, Centrafrique, et désormais Mali : la société paramilitaire russe, proche du Kremlin, tisse sa toile en Afrique. Une arme redoutable dans la guerre hybride que mène la Russie à l’Occident, France en tête.
C’est un terrain vague banal, au sud des pistes de l’aéroport de Bamako. Pendant des années, l’endroit ne voyait guère passer que quelques chiens errants entre les arbustes rabougris. En novembre 2021, les satellites espions français détectent une activité inhabituelle sur le site: des travaux de terrassement, l’installation d’une quinzaine de tentes, puis l’arrivée de dizaines de véhicules blindés d’origine russe. Fin décembre, le renseignement militaire français est formel: le site est en train de se transformer en base arrière de la société paramilitaire russe Wagner, qui débarquent discrètement de Tupolev 154M de l’armée de l’air russe. Les dernières images des satellites Pléiades d’Airbus, dévoilées par Challenges le 24 janvier, montrent de premiers baraquements en dur et une structure en croix au sud. « Il semble que ce bâtiment soit une sorte de quartier général en construction », indique Aurélien Debièvre, responsable marketing produit du spécialiste de l’analyse d’images satellites par IA Preligens.
Après le Donbass ukrainien, la Syrie, la Libye, le Soudan et la Centrafrique, voici donc l’armée de l’ombre de Poutine déployée au Mali. Si la junte malienne continue de démentir tout contrat à Wagner, plus de 600 mercenaires seraient passés par cette base avant leur déploiement au centre du pays, à Ségou, Mopti, Sévaré, Sofara. Le renseignement français s’attend à ce que ce chiffre atteigne le millier de mercenaires ces prochains mois. Pour l’instant, les paramilitaires russes ne sont pas au contact des soldats français. Ils restent au centre du pays, quand Barkhane et la force européenne Takuba sont déployés dans la région des trois frontières (Mali, Niger, Burkina Faso), plusieurs centaines de kilomètres à l’est.
Mais leur présence, facturée 10 millions de dollars par mois selon le commandement militaire américain en Afrique (Africom), affaiblit encore un peu plus l’opération Barkhane, dont Emmanuel Macron devrait annoncer le retrait du sol malien le 16 ou le 17 février. « Avec Wagner, l’objectif de la Russie est de reprendre pied en Afrique, et d’en expulser l’ex-puissance coloniale française, résume Olivier Guitta, directeur général de GlobalStrat, un cabinet de conseil en risque géopolitique et sécuritaire. Il faut se souvenir qu’une partie des officiers maliens qui ont mené le putsch de 2020 au Mali étaient à Moscou quelques semaines auparavant. »
Outil de guerre hybride
En quoi consiste exactement Wagner? Si l’entité n’a pas d’existence légale en Russie, où les sociétés militaires privées (SMP) sont interdites, son histoire est à peu près connue. La structure a été créée en 2014 par Dimitri Outkine, un ancien des Spetsnaz (forces spéciales russes) aux fortes sympathies néo-nazies, qui a baptisé la société de son nom de guerre, Wagner. Le groupe est parrainé et financé par l’oligarque Evgueni Prigojine, surnommé le « cuisinier de Poutine », un ancien voyou qui avait fait fortune dans la restauration dans les années 1990.
© Fournis par Challenges
Photo supposée de Dimitri Outkine, fondateur de Wagner
Cette nébuleuse, sous contrôle du Kremlin mais sans lien officiel avec lui, est une arme de choix dans la guerre hybride, mêlant opérations militaires et désinformation, menée par Moscou à l’Occident. Elle sert d’outil d’influence et de déstabilisation dans les zones où Moscou ne veut pas intervenir directement, et où elle veut rester sous le seuil du conflit ouvert. « On n’envisage pas que Wagner vienne nous chercher pour nous combattre en direct, indiquait le 31 janvier le général Pierre Schill, chef d’état-major de l’armée de terre, lors d’une rencontre avec l’Association des journalistes de défense (AJD). En revanche, Wagner est une entité dont l’action est destructrice et déstabilisatrice, au Mali comme en Centrafrique. «
La société paramilitaire s’était fait la main en combattant auprès des milices pro-russes dans le Donbass et en Crimée en 2014. Elle a ensuite été déployée en Syrie, où elle a épaulé l’armée de Bachar el-Assad et les forces russes. Wagner s’y illustre en reprenant Palmyre, mais aussi en multipliant les exactions. Dans une vidéo insoutenable de 2017, quatre mercenaires de Wagner torturent un déserteur de l’armée syrienne en lui cassant les mains à la masse, avant de le décapiter, et de brûler son corps pendu. « C’est Wagner lui-même (Dimitri Outkine) qui leur a ordonné de le faire pour intimider les déserteurs », assurait fin 2020 l’ancien opérateur de Wagner Marat Gabidullin au site russe Meduza.
Noyautage du pouvoir centrafricain
Après avoir soutenu le maréchal Haftar en Libye, qui la paierait 200 millions de dollars par an selon Intelligence Online, la société paramilitaire, dès le départ des troupes françaises de l’opération Sangaris, a jeté son dévolu sur la Centrafrique, devenue une sorte de laboratoire. Appelé en renfort par le président Faustin-Archange Touadéra pour constituer sa garde personnelle et combattre les groupes rebelles du pays, Wagner met progressivement le pays sous sa coupe. Une société écran, Lobaye Invest, se charge des dossiers miniers et de la campagne de communication. Une autre, Sewa Security Services, prend en charge la formation des forces armées centrafricaines. Au printemps 2018, Valéry Zakharov, ancien du renseignement militaire russe (GRU), est nommé conseiller à la sécurité nationale auprès du président Touadéra. Il devient une sorte de président-bis, qui communique même parfois sur Twitter à la place du gouvernement.
Son successeur depuis fin 2021, Vitaly Perfilev, élargit encore ses prérogatives. Il assiste à tous les réunions avec l’ONU, l’UE et même l’attaché de défense français. Même noyautage progressif au sein de l’armée: les profils jugés trop francophiles sont écartés, et les miliciens de Wagner remettent eux-mêmes les galons aux nouveaux officiers centrafricains. Selon le renseignement français, ils n’hésitent pas à tirer sur les membres des FACA (forces armées centrafricaines) qui refusent d’aller au combat. Un colonel de l’armée russe est nommé auprès du patron de la gendarmerie en octobre 2021. « Wagner a repris quasiment toutes les fonctions régaliennes de l’Etat: police, justice, douanes, gestions des ressources naturelles », résume Jelena Aparac, membre du groupe de travail de l’ONU sur l’utilisation de mercenaires. Ultime symbole, la société russe installe son QG dans le camp de Berengo, l’ancien palais de l’empereur Bokassa.
Le Mali verra-t-il le même noyautage? Les spécialistes le craignent. « Dans tous les pays africains infiltrés, Wagner mène trois types d’opérations, résume le général Didier Castres, sous-chef opérations (SCOPS) à l’état-major des armées jusqu’en 2020, désormais consultant au cabinet ESL&Network. D’abord, une mise sous tutelle de l’exécutif, qui en devient dépendant. Ensuite, une prédation sur les ressources naturelles, notamment minières. Enfin, une éviction de tous ceux qui pourraient contester son pouvoir, comme l’ex-puissance coloniale ou l’ONU. »
Blockbuster à la gloire de Wagner
Au-delà des gros bras tatoués qui ont fait sa réputation, Wagner s’appuie aussi sur une redoutable machine à désinformer. En Centrafrique, le groupe a produit un film d’action à la gloire des mercenaires russes, « Touriste », tourné avec de vrais miliciens de Wagner et diffusé dans le stade de Bangui en mai 2021. Lobaye Invest, la société écran du groupe au Soudan et en Centrafrique, a même lancé un dessin animé pour enfants, LionBear, dans lequel un bienveillant ours russe vient épauler le lion centrafricain. Des agents de Wagner spécialistes de la propagande font régulièrement l’aller-retour au Mali, où ils pilotent une partie des manifestations anti-françaises. « Un manifestant de moins de 15 ans s’achète 1.000 CFA, c’est-à-dire 1,50 euro, un adulte coûte de 2,50 à 3 euros, rappelait le général Castres dans une tribune au Monde le 2 janvier dernier. Il en coûtera 7.500 euros pour remplir le stade Modibo-Keïta et 15.000 euros pour remplir la place de l’Indépendance à Bamako. «
Pendant ce temps, Wagner mène discrètement ses actions de prédation sur les richesses naturelles des Etats infiltrés. En Centrafrique, le canadien Axmin a été éjecté des gisements d’or de Ndassima au profit de Midas Ressources, une société écran du groupe russe. Au Mali, des géologues russes explorent les sous-sols des régions de Kayes, Ségou et Sikasso.
Quant aux opérations militaires, leur bilan est assez effroyable. En Centrafrique, les exactions des mercenaires de Wagner se multiplient, notamment contre les populations peules. Selon le renseignement français, plus de 200 exactions ont été constatées de fin 2020 à octobre 2021: un camion civil détruit à la roquette le 28 décembre 2020; 19 civils massacrés dans la mosquée de Bambari mi-février 2021, un massacre confirmé par une enquête de CNN et The Sentry; incendie du village de Benzambe de l’ancien président François Bozizé; commerçant de Kaga-Bandoro torturé, découpé et brûlé en mai 2021; une douzaine de peuls torturés et exécutés le 26 septembre.
Gros effets, coût réduits
Et le décompte macabre continue. L’ONU enquête sur le massacre présumé de 30 à 70 civils les 16 et 17 janvier dernier dans la région de Bria, 600 kilomètres à l’est de Bangui. « Il n’y a pas une journée sans que des exactions nous remontent du terrain: exécutions sommaires, viols, torture, disparitions, assure Jelena Aparac. Mais le lancement de poursuites est très difficile: Wagner n’a pas de statut légal, et les survivants sont terrorisés. »
Cette opacité est la meilleure arme de la société paramilitaire russe, organisation de l’ombre quasi-impossible à traduire en justice, et très difficile à combattre pour la France et ses alliés. « La force de Wagner, c’est qu’il produit des effets puissants à un coût très réduit, résume le général Didier Castres. Il est très difficile de lutter dans cette zone grise avec les armes des démocraties libérales. »
Plusieurs voix commencent à suggérer la création d’une sorte de Wagner à la française. Le général Castres suggérait en juin dernier dans L’Opinion la création d’une structure, Berlioz, capable d’un » large spectre de capacités d’action (aide humanitaire, intelligence économique, sécurité, formation, équipements, développement, infrastructures, influence) ». « L’idée n’est évidemment pas de revenir au temps de Bob Denard, mais de confier à un opérateur de confiance ces missions dans la zone grise (guerre de l’information, formation…) que l’Etat ne sait pas mener de front, ni coordonner », décrypte aujourd’hui l’ancien patron des opérations à l’état-major des armées. Selon nos informations, un schéma a été proposé à l’Etat en décembre 2020, et plusieurs groupes de travail planchent sur le sujet au sein de l’état-major et de l’exécutif.
« Une armée d’esclaves »
Qu’en pensent les militaires? « Avoir des sociétés militaires privées susceptibles de mener des actions de partenariat, c’est probablement un des outils possibles, estimait le général Pierre Schill, chef d’état-major de l’armée de terre, le 31 janvier devant les journalistes de l’AJD. Notre position est de dire: oui, mais pas sur toute la gamme (des missions). Sur l’accompagnement au combat et l’usage de la force, la France estime que c’est une question régalienne. »
Sur le plan militaire, Wagner n’a d’ailleurs rien de l’invincible armada. Appelée au Mozambique en 2019 pour épauler le gouvernement face aux islamistes de la région du Cabo Delgado, elle a essuyé un cuisant échec, avec de lourdes pertes et plusieurs mercenaires décapités, et a dû plier bagages. Soutien du maréchal Haftar en Libye, aux côtés d’ailleurs d’une DGSE qui essaie d’oublier cet épisode, elle ne lui a pas permis de prendre le pouvoir à Tripoli. « En 2015-2017, ‘Wagner’ [Dimitri Outkine] dirigeait une escouade de gladiateurs, désormais il dirige une armée d’esclaves, résumait fin 2020 l’ancien mercenaire de Wagner Marat Gabidullin au site russe Meduza. La plupart des commandants ne sont pas à la hauteur de leurs postes. Et les vétérans qui restent encore ont pris leur décision: ‘La tâche principale est de survivre.’ Survivre, vous comprenez? Ils ne pensent plus à la victoire. »
Même en Centrafrique, Wagner perd beaucoup d’hommes face aux rebelles peuls du groupe 3R (« Retour, Réclamation et Réhabilitation »), selon plusieurs sources interrogées par Challenges. Les blessés sont rapatriés discrètement vers une clinique privée de Saint-Pétersbourg, la clinique Sogaz, comme le révélait Reuters en janvier 2020. Les morts? « Les Russes embarquent les cercueils dans des avions militaires, au milieu du fret et avec des projecteurs braqués vers l’extérieur pour que les photos soient impossibles », assure un familier de la zone. Des scènes qui, étrangement, ne figurent pas dans le film « Touriste ». Sans doute un oubli.
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