Prévu au départ pour 2019, ensuite reprogrammé l’année d’après et de nouveau repoussé en raison de la pandémie de Covid-19, le sixième sommet entre l’Union européenne et l’Union africaine a enfin pu se tenir les 17 et 18 février 2022 à Bruxelles, avec la participation physique de 70 Chefs d’Etat et de gouvernement dont près de la moitié en provenance du continent africain. La Déclaration conjointe adoptée à l’issue de ce Sommet marque un tournant décisif dans les relations entre l’Europe et l’Afrique. Avec à la clé, un « nouvel état d’esprit » une nouvelle manière d’envisager la coopération intercontinentale d’ici à l’horizon 2030. Deux Unions, une vision commune.
Après deux jours de discussions et d’échanges unanimement qualifiés de francs et fructueux, l’heure est au bilan. Un certain nombre d’enseignements peuvent être retenus. Ils sont déclinés en 6 points.
Premièrement
Le Sommet de Bruxelles a d’abord gagné le pari de l’organisation, dans un contexte où la crise sanitaire due au coronavirus reste préoccupante et n’a pas encore livré son dernier mot. Au même moment, se profilait une tension politico-militaire (prémisses d’une guerre annoncée) entre la Russie et l’Ukraine, avec le risque de bouleverser l’agenda fixé par les dirigeants africains et européens.
Pour une rencontre de haut niveau aussi exigeante, il aura fallu beaucoup de courage et de résilience pour maintenir le cap et gérer l’ordre du jour de la réunion avec la rigueur qui sied, en se libérant de toutes formes de pressions extérieures. Ce sont là les défis organisationnels qu’il fallait absolument relever pour pouvoir atteindre les résultats escomptés: qu’il s’agisse de la promotion des investissements -publics et privés- dans les pays africains, de la migration, de l’accès universel à l’électricité, des défis numériques, de la lutte contre le terrorisme ou encore de la mise en place d’infrastructures locales de production de vaccins en Afrique…
Sur toutes ces questions il y a eu débats et confrontations de points de vue et ce au-delà des divergences qui pouvaient se manifester par moments. Des pistes de réflexions ont été dégagées autour de la table, l’enjeu principal étant de passer de la théorie à l’action. Un changement de paradigme semble se dessiner.
Le président du Sénégal Macky Sall, porté à la tête de l’Union africaine en février dernier, n’a pas manqué, à la clôture du sommet, d’exprimer sa satisfaction, lui qui a longtemps prôné un «changement de logiciel» et milité en faveur d’un partenariat d’égal à égal vis-à-vis de l’Europe. Le président du Conseil européen Charles Michel -co-président du sommet avec son « alter ego » sénégalais- a eu la même appréciation positive tout en exhortant les dirigeants européens à « voir l’Afrique comme un continent dynamique, une puissance du 21ème siècle, partenaire naturel et privilégié de l’Europe ».
Deuxièmement
Sans doute, rien n’aurait été possible pour les dirigeants des deux Unions si en amont il n’y avait pas une bonne préparation voire une coordination étroite entre Bruxelles et Addis-Abeba, siège de l’Union africaine, en liaison avec des capitales africaines comme Dakar. La capitale sénégalaise aura été, en effet, une étape marquante de la préparation du Sommet avec la tournée africaine de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen accompagnée de plusieurs commissaires. Pour les Européens, la vision était claire dès le départ : préparer un Sommet si important avec des attentes aussi élevées, cela nécessite de mettre en œuvre de nouvelles méthodes de coopération. Une nouvelle approche.
Il s’agissait dès lors de ne rien imposer aux partenaires africains (comme ce fut souvent le cas) mais au contraire d’aller à leur rencontre, sans a priori ; de se mettre à l’écoute des voix du continent, dans un esprit de dialogue et de concertation et ce, pour mieux identifier les domaines dans lesquels des interventions financières sont attendues. Est-ce là une nouvelle conception de ce «dialogue euro-africain » tant vanté et en même temps si décrié par certains observateurs ? Si oui, il y a lieu d’encourager cette nouveauté en espérant toutefois qu’elle perdure.
Troisièmement
Dans le déroulé du programme on a eu droit à des expériences intéressantes, à l’image de ces tables rondes thématiques qui auront été des temps forts du Sommet. Le concept n’est certes pas tout à fait nouveau puisqu’il était déjà expérimenté au sommet d’Abidjan en 2017. Mais à Bruxelles, ces sessions thématiques (ateliers de réflexions ou panels) ont gagné en intensité et en qualité.
Plus nombreuses et mieux réparties, elles ont été une occasion pour les Chefs d’État et de gouvernement d’engager des discussions franches et directes avec des experts de tous horizons et aux profils et domaines d’expertise variés. L’expérience visait notamment à recueillir des informations auprès de personnes-ressources relais de la société civile. Leurs avis ont été considérés comme essentiels, surtout dans le processus d’élaboration de la Déclaration finale.
Il s’agit là d’une initiative qui remet en selle les sociétés civiles d’un côté comme de l’autre: souvent snobées, marginalisées dans les hautes sphères, elles n’en restent pas moins des maillons essentiels susceptibles d’insuffler une dynamique nouvelle au partenariat Europe-Afrique. Aussi, de l’avis de plusieurs participants, est-il important de continuer à promouvoir ces cadres de discussions qui sont autant de leviers pouvant aider les dirigeants des deux continents à affiner leur feuille de route vers la recherche de solutions durables au bénéfice de leurs populations respectives.
Quatrièmement
Pour boucler le programme de travail dans un laps de temps si court (officiellement deux journées entières mais en réalité beaucoup moins), les Chefs d’Etat et de gouvernement devaient s’en tenir strictement aux points inscrits à l’agenda. Conséquence, des sujets aussi importants que les questions sécuritaires notamment dans le Sahel n’ont pas fait l’objet de discussions à proprement parler, même si la Déclaration commune met en exergue de façon un peu vague « une coopération renforcée pour la paix et la sécurité ». L’option prise était de se concentrer sur des thématiques majeures liées pour l’essentiel à la coopération euro-africaine -qui avait besoin d’être revisitée.
Mais selon une source diplomatique, la volonté des Dirigeants était surtout de ne pas convoquer des sujets brûlants dont le traitement pouvait prendre toute une journée, sans compter le risque de cristalliser encore davantage certaines divergences. Il s’y ajoute que les thèmes relatifs à la sécurité et au maintien de la paix figurent déjà dans le protocole d’accord UA-UE. En outre, ces sujets ont maintes fois été abordés lors de rencontres ministérielles : que ce soit au Conseil des Affaires étrangères à Bruxelles ou au sein des instances africaines (Union africaine et Cédéao).
Cinquièmement
Une des particularités des grand-messes est de s’achever presque toujours sur de grandes déclarations d’intentions et de belles promesses dont certaines semblent à première vue irréalisables. Sous cet angle, le Sommet de Bruxelles n’a pas dérogé à la règle. Beaucoup d’annonces ont été faites, principalement en direction de l’Afrique. Mais l’engagement et la détermination des Dirigeants ont semblé tellement sincères qu’il est permis de penser que, pour ce coup-ci, les promesses faites seront matérialisées par des actions tangibles et visibles.
Comment imaginer en effet, qu’un projet d’une grande ampleur comme le Global Gateway -pour lequel l’UE a promis de décaisser 150 milliards d’euros avec l’objectif de booster les investissements en Afrique sur sept ans- soit in fine voué à l’échec? Peu importe que ce plan d’investissement européen paraisse aux yeux de certains économistes comme une sorte d’«invention typiquement européenne» n’ayant d’autre visée que de concurrencer le projet chinois des nouvelles routes de la soie. Et même si la manière dont les fonds seront mobilisés reste encore à élucider, il n’en demeure pas moins que l’initiative en elle-même est porteuse d’espoirs au regard de l’importance que revêt pour l’Afrique la question des infrastructures. Si le projet Global Gateway est conçu pour être un instrument efficace à même de contribuer véritablement au développement de l’Afrique notamment en termes de croissance, on ne peut que s’en réjouir. Evidemment… en attendant d’y voir de plus près !
Dans la foulée, l’Union européenne tape encore très fort avec d’autres engagements financiers. Exemple, une aide substantielle dans le cadre de la production de vaccins en Afrique et notamment au Rwanda, en Afrique du Sud et au Sénégal (Institut Pasteur). L’UE annonce par ailleurs 425 millions d’euros (plus de 283 milliards FCFA) qui seront mobilisés en vue d’accélérer les campagnes de vaccinations : entre autres objectifs, un soutien accru à la distribution des doses ainsi qu’à la formation des équipes médicales.
En revanche, les dirigeants européens n’ont pas donné leur accord pour une levée des brevets des vaccins, plan de bataille de l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) sous la houlette de sa nouvelle directrice générale Ngozi Okonjo-Iweala. Convertis en francs CFA, les chiffres annoncés donnent parfois le tournis et suscitent ici et là quelque scepticisme. Il faut bien se rappeler qu’au tout début de la pandémie, la solidarité internationale était loin d’être au rendez-vous : masques et autres outils de protection sont restés longtemps confinés à l’intérieur de l’espace européen avant d’être acheminés (en petites quantités) vers l’Afrique.
Face à un nouveau virus qui se propageait dangereusement et que les milieux scientifiques avaient du mal à cerner, l’Europe semblait opter pour cette règle un peu égoïste qui consiste à se dire : « on se sert d’abord, et l’on pensera plus tard aux pays en développement et à l’Afrique ». De quoi faire comprendre aux Africains qu’en l’occurrence ils doivent d’abord compter sur eux-mêmes avant de faire appel aux partenaires occidentaux – au premier rang desquels l’Europe, laquelle n’a de cesse de rappeler son statut de champion en tant que premier contributeur en matière d’aide au développement.
Sixièmement
Un sommet… et après ? De l’avis de nombreux délégués, la réunion de Bruxelles aura permis à tout le moins d’exercer un effet catalyseur. Le pari sera gagnant si et seulement si les engagements pris par les parties prenantes seront très vite traduits en actes concrets et significatifs. Il est question de mettre en place un mécanisme de suivi post-Sommet, une sorte de monitoring pour accompagner le processus et cela sous le contrôle d’institutions jugées crédibles comme la Fondation Mo Ibrahim. C’est une bonne chose. Seulement voilà, le temps presse et l’heure est désormais à l’action. Pour ne pas retomber dans les erreurs et négligences du passé.
Reste maintenant une grande inconnue, alors que la guerre entre la Russie et l’Ukraine prend des proportions inquiétantes, mobilisant fortement l’Europe et la communauté internationale notamment en termes de soutiens humanitaires, économiques, militaires, etc. Cela coûte beaucoup d’argent. Quelles conséquences cette guerre aux portes de l’Union européenne aura-t-elle sur les engagements pris envers l’Afrique ? Les promesses de Bruxelles risquent-t-elles de s’envoler face à cette nouvelle donne géopolitique qui s’installe au cœur de l’actualité internationale ? Dans quelle mesure le processus de mise en œuvre des projets déclinés lors du Sommet sera-t-il impacté ?
Une chose est sûre, ce conflit sur le sol européen a déjà des effets néfastes dans le quotidien des Européens avec notamment une hausse prévisible du prix des matières premières – un phénomène qui risque de se prolonger… jusqu’en Afrique. Mais, et c’est là le hic, la Guerre en Ukraine pourrait aussi avoir des répercussions dommageables sur la coopération au développement entre l’Europe et l’Afrique. D’ici au prochain sommet UE-UA – dont la date et le lieu sont pour le moment inconnus – les lignes vont certainement bouger, dans un sens ou dans l’autre. Et l’on saura alors si véritablement le conflit russo-ukrainien a un impact réel sur le système économique mondial et en particulier dans le continent africain.
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