En Russie, la répression des opposants se renforce à mesure que l’invasion de l’Ukraine progresse. Par peur d’être arrêtés, certains Russes opposés à la guerre en Ukraine choisissent de s’enfuir, notamment en Arménie. Sacha, Marina, Youlia et Kseniia se sont confiés à France 24.
Ils s’appellent Sacha, Marina, Youlia et Kseniia. Après l’invasion de l’Ukraine, ces quatre Russes ont pris la décision de quitter leur pays. Craignant la répression du pouvoir, ils ont pris des billets d’avion en urgence pour rejoindre l’Arménie, l’un des seuls pays de la région où les Russes peuvent se rendre sans visa.
Avant leur exil, ils ne se connaissaient pas. Aujourd’hui, ils vivent au même endroit, aux alentours de la capitale, Erevan. « On a tout laissé derrière nous mais ici, on se sent plus en sécurité qu’en Russie », confie Sacha, entrepreneur arrivé de l’ouest de la Russie avec sa femme, Marina, et leurs deux enfants.
Ils sont partis après l’entrée en vigueur, le 5 mars, de la nouvelle loi qui durcit la répression contre les médias et les opposants à la guerre en Ukraine. Le texte prévoit jusqu’à quinze ans de prison pour ceux qui diffusent des « informations mensongères sur l’armée russe ».
Les conséquences ont été immédiates. « Les médias les plus populaires et critiques du pouvoir ont été bloqués […], des stations de radio indépendantes ont été fermées, des dizaines de journalistes ont été contraints de cesser leur travail, certains ont même quitté le pays », détaillait l’ONG Amnesty International dans un communiqué. Au moins 150 journalistes ont fui le pays depuis le début de la guerre, d’après Agentstvo, un site de journalisme d’investigation désormais inaccessible en Russie.
Depuis, le réseau social Facebook a aussi été bloqué, Twitter est restreint et l’accès à Instagram est limité. YouTube, très populaire en Russie et utilisé par les opposants au régime, pourrait être la prochaine cible de Moscou.
Des départs précipités
Sacha, Marina, Youlia et Kseniia se sont tous très vite sentis menacés. Le 24 février et les jours suivant l’invasion russe, Sacha a publié des contenus antiguerre sur les réseaux sociaux. « Dans les commentaires, il y avait de plus en plus de messages déplaisants voire menaçants », se rappelle-t-il.
De son côté, Kseniia, qui travaillait dans le secteur bancaire en Russie, a partagé beaucoup d' »informations indépendantes » sur les réseaux sociaux et a signé des pétitions contre la guerre. Youlia, elle, a posté des contenus anti-Poutine sur Instagram et a utilisé le célèbre hashtag #нетвойне [« non à la guerre », NDLR]. Or, en Russie, l’utilisation des mots « guerre », « invasion » et « attaque » pour décrire les actions militaires de Moscou en Ukraine peut entraîner de lourdes conséquences. L’exemple de Marina Ovsiannikova en est la preuve. Elle a été arrêtée pour avoir brandi à la télévision russe une pancarte dénonçant la guerre en Ukraine. Rapidement libérée, elle risque toujours de lourdes peines de prison.
« Les Russes ne sont pas au courant de ce qu’il se passe en Ukraine. Et la propagande commence très tôt, même à l’école maternelle », dénonce Marina. Dès le 24 février, l’école de ses enfants a demandé aux élèves d’écrire des cartes postales aux soldats russes pour les soutenir. « J’ai dû expliquer à ma fille que les soldats n’avaient pas d’autre choix que d’obéir aux ordres. »
La famille a par ailleurs reçu des pressions des autorités russes. La police a téléphoné à la sœur de Sacha et s’est rendue chez leur mère pour tenter de le retrouver. Puis, alors que Sacha se trouvait déjà en Arménie, la police l’a appelé et lui a demandé de se rendre au commissariat pour un entretien. « Je suis allé une fois à une manifestation contre la guerre. Je suis resté au maximum cinq minutes mais je tenais une pancarte donc j’ai dû être repéré », affirme-t-il. Selon l’ONG OVD-Info, depuis le 24 février, près de 15 000 manifestants pacifistes ont été interpellés en Russie. Par peur de recevoir des amendes, d’être arrêtés voire emprisonnés, Sacha et Marina ont quitté leur domicile. Le soir même, la famille était en Arménie.
De son côté, Youlia, qui travaille dans le design graphique, a participé à plusieurs manifestations. « Je ne voulais pas rester en Russie parce que ceux qui manifestent leur opposition à cette guerre risquent d’avoir des gros problèmes. Et je refuse de prendre part à ce ‘crime de l’État russe' », souligne-t-elle. Elle n’a pas attendu pour partir. Quelques jours après le vote de la nouvelle loi russe, Youlia a pris un vol depuis Moscou. « C’était la seule possibilité, pour moi, de sortir de la Russie à ce moment-là. »
Les vols pour Erevan étaient à la fois disponibles rapidement et dans son budget. Et puis Youlia n’a pas de visa pour l’espace Schengen. Kseniia et Marina sont dans la même situation, comme « beaucoup de gens qui veulent partir », d’après Youlia. Ces mêmes raisons ont également poussé Kseniia à partir pour l’Arménie, où elle a retrouvé son mari, Donald. Ce Français, qui a beaucoup voyagé dans les anciens pays soviétiques et qui parle couramment russe, a rejoint sa femme pour l’aider à rentrer en France avec lui. « En Arménie, il y a un sentiment russophile et francophile assez marqué. Je me suis dit que c’était peut-être le dernier pays de la région où un sentiment antirusse pourrait se développer. Et puis, comme les Russes, les Français peuvent venir ici sans visa. »
L’espoir d’un changement politique
Donald doit rentrer dans une semaine en France. Mais sa femme risque de ne pas pouvoir le suivre. « Kseniia est autorisée à rester six mois en Arménie. Mais je fais tout mon possible auprès des autorités françaises pour qu’elle ait un visa pour la France avant que je parte. » Pour l’obtenir, Kseniia doit faire une demande de titre de séjour en Russie. Mais pour elle, ce n’est pas envisageable. Si elle rentre en Russie, elle a peur de devoir y rester pendant plusieurs mois, dans l’attente de son visa.
Sacha et Marina espèrent, eux, pouvoir rentrer « s’il y a un changement politique soudain en Russie, plus précisément démocratique », explique Sacha, qui se dit « convaincu que Poutine perdra la guerre ». Ils n’écartent pas non plus la possibilité d’aller en Ukraine après la guerre. « Là-bas, il y a une population russophone et nous soutenons le peuple ukrainien dans la défense de son pays », justifie Sacha. La troisième option est d' »aller vivre dans l’Union européenne, si jamais elle accepte les réfugiés russes ».
Pour Youlia, c’est aussi l’incertitude. « Je ne planifie rien. Ce qui est sûr, c’est que, sauf changement politique majeur, je ne rentrerai pas en Russie », affirme-t-elle. Il est difficile de savoir combien de Russes ont fui leur pays depuis le 24 février. Contactée par France 24, l’Organisation internationale pour les migrations a affirmé, mercredi, « ne pas avoir cette information ».
L’ambassade de Russie en Arménie et le consulat de Russie à Paris n’ont pas répondu à nos sollicitations. L’économiste Konstantin Sorin, de l’université de Chicago, a estimé le 8 mars que 200 000 personnes avaient quitté la Russie depuis le début de la guerre en Ukraine. La semaine dernière, Vahe Hakobyan, président de la commission des affaires économiques du Parlement arménien, a déclaré qu’environ 6 000 citoyens russes et ukrainiens arrivaient chaque jour dans le pays.
What's your source on that number, please?
— Nataliya Vasilyeva (@Nat_Vasilyeva) March 8, 2022
france24