Au sein de l’archipel des Kouriles, quatre îles cristallisent les tensions entre la Russie et le Japon sur fond de guerre en Ukraine. « Territoires du Nord » pour Tokyo, « Kouriles du Sud » pour Moscou, elles sont d’une importance symbolique pour le Japon mais revêtent un fort intérêt stratégique pour la Russie dans la zone Asie-Pacifique.
L’annexion par la Russie en août 1945 de quatre îles de l’archipel des Kouriles, bouts de terre volcaniques battus par les vents à l’extrémité nord du Japon et à proximité de la ville russe de Vladivostok, empêche la signature d’un traité de paix entre les deux puissances depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Moscou a finalement annoncé, mardi 22 mars, l’arrêt des pourparlers de paix, en représailles aux sanctions adoptées par le Japon dans le sillage des pays occidentaux après l’invasion de l’Ukraine.
Peu peuplées mais riches en poissons, en métaux et en pétrole, ces quatre îles sont en effet d’une importance géostratégique majeure pour la Russie. Situées sur la mer d’Okhotsk, elles ouvrent un couloir pour la marine et les sous-marins russes vers le Pacifique et constituent un verrou face à la présence militaire américaine au Japon.
« Indicateur des tensions géopolitiques »
« La situation des Kouriles est un indicateur des tensions géopolitiques : la Russie, une puissance euroasiatique, veut défendre son flanc pacifique face à l’importante relation qui unit le Japon aux États-Unis », souligne Karoline Postel-Vinay, chercheuse à Sciences Po et au Ceri spécialisée sur le Japon, contactée par France 24.
Pour comprendre l’importance de ces îles pour la Russie, il faut se plonger dans l’histoire japonaise. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, 130 bases américaines sont en effet recensées au Japon, explique Arnaud Nanta, historien du Japon au CNRS, contacté par France 24.
Après sa capitulation lors de la Seconde Guerre mondiale et les bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, le pays asiatique a inscrit dans sa Constitution de 1947 un principe de pacifisme absolu qui l’empêche de développer son armée au-delà de la stricte autodéfense. Il est depuis placé de facto sous la protection des Américains. Mais à l’instar de ce qui s’est passé en Allemagne, le contexte géopolitique pourrait « ouvrir une brèche » dans le consensus antiguerre japonais, analyse Karoline Postel-Vinay.
La posture de l’actuel Premier ministre japonais, Fumio Kishida, semble en effet trancher avec celle de son prédécesseur. Shinzo Abe avait mené une vingtaine de rencontres cordiales avec le gouvernement russe pour régler la question des Kouriles et essayer d’empêcher un rapprochement entre la Russie et la Chine. En s’alignant sur les sanctions occidentales et en employant délibérément le terme d' »invasion » pour parler de la situation en Ukraine, Fumio Kishida rompt avec l’habituelle discrétion du Japon en matière de relations internationales.
Mais ce n’est pas très étonnant, selon Karoline Postel-Vinay. « Les Japonais sont très dépendants de leur alliance avec les États-Unis et n’avaient pas vraiment d’autre choix que de s’aligner sur la position occidentale envers la Russie, remarque la chercheuse. Et si les îles Kouriles ont une importance symbolique pour le Japon, elles ne suscitent que peu d’intérêt au sein de la population. »
Aux dires des chercheurs, à l’exception de quelques nationalistes, plus personne au Japon ne se soucie donc vraiment ces îles inhospitalières peuplées de 20 000 habitants seulement. Et ce, d’autant plus, que des relations commerciales, maintenant suspendues, existaient entre entreprises japonaises et russes autour des richesses naturelles de l’archipel.
Point central du dispositif militaire russe dans le Pacifique
« Même si les Kouriles repassaient sous contrôle japonais, il faudrait un effort considérable – et peu réaliste – pour les ré-industrialiser, estime Arnaud Nanta. Ces îles conservent une importante symbolique, affective, pour le Japon, mais elles sont surtout extrêmement stratégiques pour la Russie, puisqu’elles constituent un point très important de son dispositif militaire dans le Pacifique. »
Les efforts de Shinzo Abe pour établir des relations cordiales avec la Russie afin de récupérer les îles Kouriles et éloigner la Russie de l’influence chinoise avaient ainsi peu de chances d’aboutir.
« La Russie cherche à développer sa présence en Asie-Pacifique depuis le milieu des années 2000 mais encore plus vigoureusement depuis 2014, explique Isabelle Facon, spécialiste de la Russie à la Fondation pour la recherche stratégique, contactée par France 24. Avant cela, la politique étrangère russe était focalisée sur ses voisins, qu’elle voit comme sa sphère d’influence, et ses relations avec l’Occident. Dans sa politique de rééquilibrage, tout ce qui soutient sa position dans la zone Pacifique, qui n’est par conséquent pas très développée, est central et les îles Kouriles y jouent un rôle important. »
Toute la flotte Pacifique de la Russie est basée à proximité des Kouriles et de l’île russe de Sakhaline. En 2020, le pays a de surcroît adopté dans sa Constitution un article interdisant toute « aliénation » du territoire de la Fédération de Russie. « L’argumentaire de Moscou vis-à-vis de l’Otan pour justifier l’invasion de l’Ukraine est finalement le même que celui qui se développe sur le front extrême-oriental de la Russie, remarque Arnaud Nanta. Les Chinois et les Russes ne veulent pas que les Américains disposent de bases dans la moitié ouest du Pacifique. Et les Kouriles pourraient être une porte d’entrée pour les Américains si l’archipel passait sous contrôle nippon. »
france24
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