Commerce : l’Inde renforce la coopération avec Moscou et s’affirme face à l’Occident

Après quelques jours d’hésitation au début du conflit l’Inde a fini par prendre position. Non contente d’avoir opté pour l’abstention lorsqu’un vote a été organisé à l’ONU contre la guerre en Ukraine, New Delhi est passée à la vitesse supérieure. Elle affirme désormais vouloir aider la Russie à contourner les sanctions financières imposées par les pays occidentaux.Après être allé chercher l’appui officiel du régime de Xi Jinping à Pékin, le ministre russe des Affaires étrangères a fait étape à New Delhi les 31 mars et 1er avril. Sergueï Lavrov a été reçu par le Premier ministre Narendra Modi officiellement pour « contourner les obstacles » qui se sont dressés devant Moscou depuis l’invasion de l’Ukraine.

Les deux hommes ont décidé de lancer un mécanisme de paiement affranchi du dollar et de l’euro, qui ne fonctionnera qu’avec les devises de leurs pays, le rouble et la roupie. Objectif : faciliter le commerce bilatéral entre l’Inde et la Russie, actuellement limité à 10 milliards de dollars par an, en court-circuitant le réseau interbancaire mondial Swift, rendu inaccessible à un grand nombre de banques russes.Roubles et roupiesL’idée est que l’Inde puisse payer en roupies les produits qu’elle achète à la Russie, à savoir du pétrole, des matériels de défense et des engrais. Ce n’est pas la première fois que l’Inde agit de la sorte. Durant la guerre froide, New Delhi avait eu recours à cette pratique avec l’URSS sur des périodes courtes. Plus récemment, en raison de l’embargo imposé à l’Iran par les États-Unis, elle avait fait la même chose avec Téhéran pendant quelques mois.Narendra Modi pourrait toutefois s’en mordre les doigts, estime l’économiste Deepanshu Mohan, enseignant à l’université Jindal, près de New Delhi.

D’abord, il faudra que les banques russes acceptent d’ouvrir très vite des comptes en roupies indiennes, et les banques indiennes des comptes en roubles. Ensuite, il conviendra de tenir dans la durée, ce qui n’est pas gagné. « Si ce type de commerce bilatéral en monnaies locales fonctionnait à long terme, le système financier international n’aurait pas vu naître des monnaies de réserve plus fortes, comme le dollar ou l’or », souligne Deepanshu Mohan.À LIRE AUSSI : Inde : le scrutin dans l’Uttar Pradesh pourrait infliger un camouflet au nationalisme de ModiTout est question de confiance. Or rapidement, un problème de change va se poser. Avant le déclenchement du conflit en Ukraine, une roupie équivalait à un rouble. Depuis, la roupie a pris de la valeur et oscille entre 1,1 et 1,22 rouble. « Les produits indiens deviennent plus chers pour les Russes et les produits russes moins chers pour les Indiens », poursuit l’économiste.

La ministre indienne des Finances s’est récemment félicitée d’acheter du pétrole russe au rabais, trois millions de barils de brut rien qu’en mars. « Nous avons reçu l’équivalent d’environ trois ou quatre jours d’approvisionnement et cela va continuer », a déclaré Nirmala Sitharaman la semaine dernière. À l’inverse, les exportations de l’Inde vers la Russie, comme les produits pharmaceutiques, le thé, le textile, le sucre, le riz, la viande de buffle et les produits laitiers, se compliquent du fait de leur renchérissement.Opportunité commercialeLe gouvernement Modi préfère occulter ce déséquilibre. Pour lui, l’invasion de l’Ukraine offre surtout l’opportunité de « renforcer la sécurité énergétique » de l’Inde, laquelle importe 85 % du pétrole qu’elle consomme. À l’Occident qui voit cela d’un mauvais œil, le ministre indien des Affaires étrangères, Subrahmanyam Jaishankar, rappelle que la Russie fournit à l’Union européenne « plus d’un quart du pétrole » dont cette dernière a besoin. Une proportion qui n’a pas baissé depuis que l’armée russe bombarde l’Ukraine, au contraire.

Ces douze derniers mois en revanche, la Russie n’a satisfait que 2 % à 3 % des besoins de l’Inde en or noir. L’opinion publique indienne est donc assez remontée contre les Européens qui critiquent le refus de New Delhi de condamner l’agression russe. En Occident, beaucoup passent « à côté d’un point crucial », selon Happymon Jacob, professeur associé à l’École des études internationales de l’université Jawaharlal Nehru, à New Delhi : « L’Inde est un pays postcolonial en développement qui se remet à peine du Covid-19. Il est injuste de lui demander de ne pas acheter de pétrole russe à prix réduit, surtout lorsque certains des détracteurs de l’Inde continuent d’acheter de l’énergie à la Russie, à prix réduit ou non. »À LIRE AUSSI : Derrière la Russie… des pays alliés et des pays ambigusUn discours dominant ces jours-ci dans la presse indienne. « Qu’on fait les dirigeants des nations les plus riches du monde, pendant la pandémie, face à l’énorme souffrance des populations des pays pauvres ? », demande ainsi Shashi Shekhar, rédacteur en chef à l’Hindustan Times, dans un éditorial paru ce dimanche 3 avril. Ce quotidien anglophone, l’un des plus lus en Inde, n’était pas particulièrement pro-Modi quand celui-ci est arrivé au pouvoir en 2014.

Mais il se félicite aujourd’hui de la politique du leader nationaliste hindou, en reprenant à son compte son slogan de la « Nouvelle Inde », sans même évoquer le sort tragique de l’Ukraine. D’après Shashi Shekhar, la période actuelle est « la plus opportune » pour que l’Inde fasse enfin « entendre sa voix dans le monde ». Quitte à faire un bras d’honneur à ses partenaires « stratégiques » dans la région indo-Pacifique que sont les États-Unis, le Royaume-Uni et la France.

marianne

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