L’Union européenne s’est transformée en gendarme du web, mais elle doit encore en faire plus pour protéger les droits de ses citoyens en ligne.
En amont de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, où les citoyens de l’Union européenne (UE) sont invités à imaginer et à bâtir le futur du bloc, Slate lance le projet «Mon Europe à moi». L’objectif: donner la parole aux jeunes Français et Européens, recenser leurs attentes et leurs demandes, et y faire réagir des spécialistes et des membres du Parlement.
L’Union européenne est-elle en train de devenir le gendarme d’internet? C’est en tout cas l’ambition affichée par la Commission européenne depuis plusieurs années. Entre le Digital Market Act, présenté en mars dernier, qui forcera Apple et Google à ouvrir les écosystèmes de leurs smartphones aux concurrents, et la directive sur le droit d’auteur, l’UE semble vouloir compenser l’absence de GAFA européens, ces derniers étant surtout américains ou chinois, en décidant des règles qui gouvernent le web.
Une politique qui ravit Marceau Perret, étudiant de 24 ans en master de géopolitique à Paris. Le jeune homme «a découvert l’UE un peu tard», à la faveur «d’un service civique à la maison de l’Europe», et considère que l’échelon européen est le seul «qui peut répondre à certains grands enjeux mondiaux, comme la cyberdéfense».
Intéressé par les questions numériques, et la protection de la vie privée en ligne, Marceau salue la mise en place du Règlement général sur la protection des données (RGPD) en 2018, qui a donné aux citoyens et citoyennes d’Europe plus de contrôle sur l’utilisation de leurs données. «C’est quelque chose d’unique au monde, c’est une très bonne chose», souligne l’étudiant à Slate.
Si l’influence de l’UE sur internet va bien au-delà de ses frontières, Marceau espère voir la création d’une «vraie gouvernance mondiale de l’internet» pour «mettre en place des règles communes sur lesquelles nous sommes tous d’accord». Surtout, l’étudiant s’inquiète de l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) par les gouvernements dans le cadre d’une politique de surveillance de masse, comme en Chine. En découle cette demande vis-à-vis de l’UE:
«Je souhaite que l’UE mette en place des règles pour encadrer l’IA et éviter de tomber dans une société de la surveillance.»
Marceau Perret, étudiant
Pour comprendre la politique européenne en matière de régulation en ligne, et savoir ce que l’UE peut faire pour mieux protéger ses citoyens, Slate s’est entretenu avec Patrick Breyer, eurodéputé allemand du Parti pirate.
Slate.fr: Quelles sont les prérogatives de l’UE au niveau des données privées en ligne?
Patrick Breyer: De façon globale, la notion de droits fondamentaux garantie par le droit de l’UE s’applique en ligne et hors-ligne. Nous avons le droit à la liberté d’expression, mais aussi à la protection de notre vie privée, dans la vraie vie comme sur le web.
L’UE agit sur différentes choses: je peux citer l’Accord commercial anti-contrefaçon (ACAC), qui renforce des droits de propriété intellectuelle au niveau mondial, mais aussi la réforme de la copie privée en ligne et des décisions qui garantissent la neutralité du web. L’UE a ainsi mis en place des règles qui garantissent un même niveau de connexion à tous et toutes.
Mais il y a aussi des exemples de mauvaise législation, comme sur la régulation du terrorisme en ligne.
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Justement, l’une des grandes avancées de ces dernières années est la RGPD. Est-ce un succès?
Oui, c’est un énorme succès pour l’UE. La RGPD est devenu un standard pour la protection des données. C’était une règle sans précédent, qui a été copiée dans d’autres parties du monde. Cette règle s’assure que nos données ne sont pas partagées sans notre consentement et qu’elles sont protégées contre les abus.
L’une des dispositions les plus controversées porte sur le transfert des données à d’autres pays, comme les États-Unis. La RGPD nous protège aussi sur ce sujet-là, et fait que Facebook, par exemple, a des serveurs sur le sol européen. Ce règlement est un vrai succès, notamment grâce au Parlement européen qui s’est battu pour un texte fort et ambitieux.
«Nous nous battons également contre l’utilisation de l’IA pour identifier des personnes, ou leur attitude, dans l’espace public.»
Patrick Breyer, eurodéputé allemand du Parti pirate
L’UE essaye de se positionner comme un gendarme du web. La stratégie fonctionne-t-elle?
Globalement, l’UE est bien placée, c’est même notre devoir, pour amener le monde digital en ligne à composer avec nos droits et nos valeurs. Internet est utilisé par les grandes entreprises pour censurer, faire du profit… Nous devons répondre à ces problèmes. Et je pense que les droits fondamentaux sont plutôt bien protégés ici.
Reste la question de ce que font les gouvernements de l’UE pour réguler les questions liées au numérique, et là, ça n’est pas toujours positif. Ils faut combattre ces tendances; on voit par exemple que certains gouvernements souhaitent utiliser les outils de surveillance de masse…
Justement, Marceau souhaite que l’UE en fasse plus pour réguler l’IA. Êtes-vous d’accord?
Oui. En réalité, ces systèmes d’intelligence artificielle sont souvent juste de la statistique bête et méchante; ils sont utilisés pour prendre des décisions ou faire des propositions. Mais à cause de certains biais, l’IA peut être discriminante, notamment pour les groupes marginalisés. Il faut faire quelque chose là-dessus.
Comment établir un accueil équitable des réfugiés ukrainiens entre les pays de l’UE?
Nous nous battons également contre l’utilisation de l’IA pour identifier des personnes, ou leur attitude, dans l’espace public. Cela se fait en Chine, où la police est directement alertée. Cela peut avoir un effet sur les libertés publiques, où les gens seraient placés sous surveillance de façon permanente et seraient réticents à l’idée de discuter de certains sujets ou d’agir de certaines façons. C’est pour cela que nous nous battons pour qu’une interdiction de la surveillance biométrique soit intégrée dans la future directive IA.
Dans quels domaines l’UE peut-elle améliorer son action?
Il reste beaucoup de choses à faire quant à la participation digitale dans les décisions démocratiques. Internet nous offre de nombreuses opportunités de mieux informer les citoyens et de les faire participer. Nous devons utiliser cet outil, de nombreuses négociations ont encore lieu derrière des portes fermées au niveau européen. Il serait facile de permettre aux citoyens de commenter les projets de législation, par exemple.
Il existe de grandes différences selon les vingt-sept pays de l’UE en matière d’accès à une connexion internet fixe. L’UE en fait-elle assez sur ce sujet?
Je crois que l’UE en fait beaucoup sur le sujet; selon la loi, les citoyens et citoyennes ont le droit à un accès internet rapide. Mais la mise en pratique de ce droit par les États membres est insuffisante. Dans certains endroits, on doit se reposer sur la 4G, car les lignes fixes ne sont pas assez rapides. Il y a la question des droits d’itinérance, qui ont été abolis dans l’UE, mais dont la mise en place dans certains États membres n’est pas bien faite.
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