L’ampleur des dons d’armes américaines aux Ukrainiens a fortement réduit les propres fournitures des États-Unis. Des experts alertent sur un risque de pénurie en cas de multiplication des conflits. Ils préviennent qu’il faudra du temps pour remplacer une grande partie de ces équipements.
Le montant est colossal. Les États-Unis sont sur le point de débloquer une nouvelle enveloppe de près de 40 milliards de dollars (soit 38,4 milliards d’euros) d’aide pour l’Ukraine. Après l’aval de la Chambre des représentants le 10 mai, le projet de loi doit maintenant passer devant le Sénat, avant d’être promulgué par Joe Biden. Un engagement sans précédent qui n’est pas sans conséquences pour l’industrie américaine de l’armement.
L’aide se répartit de la façon suivante : 6 milliards de dollars pour renforcer l’équipement de l’armée ukrainienne en véhicules blindés et sa défense anti-aérienne, quelque 8,7 milliards de dollars pour réapprovisionner les équipements militaires américains déjà reçus par Kiev, et 11 milliards de dollars supplémentaires de fournitures d’urgence que la Maison Blanche pourra débloquer sans le feu vert du Congrès. Le reste des 40 milliards de dollars votés est consacré à des fins non militaires, avec un volet humanitaire et une aide économique.
Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Washington a déjà envoyé pour plus de 3,5 milliards de dollars d’armes, notamment des missiles antichar Javelin, des missiles antiaériens Stinger tirés à l’épaule, des pièces d’artillerie d’obusiers M777, et les nouveaux drones kamikazes Switchblade et Phoenix Ghost.
L’ampleur de ces transferts d’armes vers l’Ukraine commence à inquiéter certains parlementaires et experts militaires. Ils redoutent une diminution inquiétante et durable des stocks d’armements américains, notamment en cas de tensions sur d’autres fronts, avec la Corée du Nord, l’Iran ou même la Chine.
Des stocks de missiles limités
Au cœur des préoccupations, la diminution des stocks de Javelin et de Stinger américains. Le Pentagone n’a plus acheté de missiles Stinger depuis près de vingt ans, tandis que le fabricant Raytheon a prévenu que ses stocks de pièces détachées étaient limités. Or plus de 1 400 de ces missiles antiaériens, soit un quart des réserves américaines, ont déjà été cédés à Kiev.
Le démocrate Adam Smith et le républicain Mike Rogers, deux membres éminents de la commission des forces armées de la Chambre des représentants, ont déjà tiré la sonnette d’alarme. « Cela fait presque deux mois que je demande au ministère de la Défense un plan de réapprovisionnement de notre stock de Stinger et de Javelin », a déploré Mike Rogers, qui avait averti le chef d’état-major interarmées Mark Milley de l’urgence de la situation dans un courrier datant de mars.
« Les États-Unis ont envoyé environ un tiers de leur stock de Javelin et de Stinger », a calculé pour sa part Mark Cancian, ancien colonel des marines et expert de la stratégie budgétaire du Pentagone, aujourd’hui conseiller principal au Center for Strategic and International Studies à Washington. Une information qu’il dit avoir confirmée auprès du ministère de la Défense.
Manque de main d’œuvre qualifiée
Le hic, souligne cet expert en armement, c’est qu’il faudra au moins quatre ans aux États-Unis pour réapprovisionner ses stocks en missiles antichar Javelin. Sachant que le pays en produit actuellement environ un millier par an – dont 200 vendus à l’étranger – et que Washington en a envoyé 5 500 en Ukraine, il faudra sans doute doubler la production, ce qui peut prendre un certain temps de mise en route, prévient-il.
C’est dans ce contexte que Joe Biden s’est rendu le 2 mai à l’usine de Lockheed Martin en Alabama où sont fabriqués ces fameux Javelin, pour y encourager les salariés à mettre les bouchées doubles. Une visite qui devait mettre en lumière une puissante industrie militaire.
Mais la réalité est toute autre. L’industrie américaine de l’armement manque cruellement de main d’œuvre et, dans de nombreux cas, les sous-traitants se trouvent à l’étranger, rendant plus complexes les velléités de réarmement rapide des Américains, analyse Michael O’Hanlon, directeur de recherche en politique étrangère à la Brookings Institution de Washington.
« Le problème, ce n’est pas seulement que les entreprises d’armement ont du mal à faire travailler pour eux des gens qui sont, par exemple, employés chez Starbucks. Le souci, c’est que ces personnes n’ont de toute façon pas les compétences nécessaires. Il manque environ 6 millions d’employés qualifiés pour faire tourner l’économie américaine dans son ensemble. »
Au sein du ministère de la Défense, l’heure est donc à la recherche de solutions. Le Pentagone organise des réunions hebdomadaires avec les entreprises de défense, notamment pour les aider à résoudre les problèmes de leurs chaînes d’approvisionnement en trouvant de nouveaux fournisseurs pour les pièces les plus rares.
D’autres proposent de diversifier les livraisons d’armes à l’Ukraine. L’armée américaine dispose d’équipements très variés, offrant les mêmes capacités que les Javelin, a ainsi argumenté Kathleen Hicks, ministre adjointe de la Défense, auprès de l’hebdomadaire britannique The Economist. « Nous devons continuer à donner des armes à l’Ukraine sans mettre en danger notre sécurité. Nous allons devoir adapter ce que nous leur donnons. Nous pouvons leur donner des missiles antichar TOW au lieu de Javelin, nous pouvons leur donner des obusiers plus anciens au lieu des plus récents, et nos alliés européens peuvent en faire de même », suggère aussi Mark Cancian.
Tester les nouveaux drones
En revanche, en ce qui concerne les drones Switchblade et Phoenix Ghost envoyés en Ukraine, il semblerait que la guerre constitue une opportunité pour Washington, qui aimerait avoir une idée plus précise de leur fonctionnement. « Ce sont de nouveaux systèmes [de drones suicides capables de percer des blindés, NDLR] – ils sont presque expérimentaux –, donc il n’est pas surprenant que nous ayons envoyé à peu près tout notre inventaire », indique l’ancien colonel Mark Cancian.
La liquidation des réserves en missiles, tels que les Stinger vieux de quatre décennies, pourrait elle aussi être mise à profit, estiment d’autres observateurs, pour développer des versions plus modernes de ces armements.
« Le problème est urgent : il s’agit de ce que nous pouvons faire dans les 12 à 14 prochains mois », leur répond Michael O’Hanlon. « Or, pour développer de nouveaux systèmes d‘armements, il faut au minimum deux ans et n’avoir aucun problème technologique ou de main d’œuvre. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. »
pressafrik