Ne pas se ranger du côté des États-Unis, ni apporter de soutien inconditionnel à Moscou… L’invasion russe de l’Ukraine ne facilite pas la position de Pékin.
La tournure prise par le conflit en Ukraine ne peut qu’étonner les dirigeants chinois. Vladimir Poutine les avait prévenus de l’attaque qu’il allait lancer contre l’Ukraine lorsqu’il est venu à Pékin, le 4 février, à l’occasion du lancement des Jeux olympiques d’hiver. Mais il était probablement évident pour le président russe qu’elle devait s’achever victorieusement en quelques jours.
Aussi, depuis que les hostilités ont commencé, Pékin se garde d’apporter un soutien inconditionnel à la Russie. Tout en évitant de se ranger aux côtés des États-Unis. Si bien que chaque fois que le Conseil de sécurité de l’ONU a abordé la question de l’attaque russe en Ukraine, la Chine ne l’a ni condamnée ni approuvée, elle s’est simplement abstenue. Ce qui confirme, au minimum, un souci de ne pas s’engager dans ce conflit.
Cette prudence s’explique à l’évidence par l’obligation de ne surtout pas se mettre à dos les pays occidentaux, européens et américains, qui représentent la partie la plus importante et la plus rentable du commerce extérieur chinois. De plus, les États-Unis ont indiqué à la Chine qu’elle subirait de sérieuses représailles économiques si elle tentait de venir en aide à la Russie.
Ce message semble avoir été formulé le 14 mars par le secrétaire d’État américain Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale du président Joe Biden, lorsqu’il a rencontré, pendant sept heures, à Rome, Yang Jiechi, le plus haut responsable de la diplomatie dans les instances dirigeantes du Parti communiste chinois. La mise en garde américaine, qualifiée à Washington de «très franche» et d’«intense», n’a certainement pas été appréciée par Pékin, mais elle s’est ajoutée à toutes les raisons qui incitent la Chine à ne pas intervenir dans l’effort de guerre russe.
Reprise de la propagande russe
Depuis, pour compenser cette absence imposée de coopération avec la Russie, la propagande chinoise reprend abondamment les thèses de Moscou sur la guerre en Ukraine, appelée, comme en Russie, «opération militaire spéciale». Les médias chinois répètent ainsi que les États-Unis et l’OTAN sont les principaux responsables du déclenchement des hostilités en Ukraine. En renforçant la défense dans les pays voisins de la Russie et en s’apprêtant à faire de même en Ukraine, les États-Unis n’ont-ils pas obligé la Russie à se défendre?
Le système d’information chinois affirme également, comme le fait Moscou, que les Américains avaient, depuis quelques années, installé des laboratoires développant des armes biologiques en Ukraine. Tout cela est largement repris et diffusé sur les réseaux sociaux en Chine et est accepté par une partie importante de la population comme autant de vérités sur l’origine des affrontements en Ukraine. Quant au gouvernement chinois, il laisse entendre, en les publiant, qu’il comprend la position de Moscou.
Cette proximité de points de vue n’a pas toujours été de mise entre ces deux pays qui partagent 4.209,3 kilomètres de frontière. Dans la seconde moitié du XXe siècle, les relations entre la Chine et l’Union soviétique ont été particulièrement mouvementées. En 1950, un an après la prise du pouvoir par le Parti communiste en Chine, son chef, Mao Zedong, fait un voyage à Moscou. Il racontera plus tard que Staline lui a fait l’affront de le faire attendre près d’une semaine avant de daigner le rencontrer.
Pour autant, Mao admettait parfaitement le bien-fondé du régime stalinien. À tel point qu’après la mort de Staline, quand il retourne pour la seconde et dernière fois à Moscou en 1957, à l’occasion du festival mondial de la jeunesse organisé par le Parti communiste soviétique, il est effaré par la déstalinisation qu’annonce Nikita Khrouchtchev.
Mao prend alors à part deux dirigeants dont il se sent proche, l’Albanais Enver Hoxha et le Français Maurice Thorez, et tous trois sont d’accord pour dire que s’en prendre à l’héritage de Staline est une erreur considérable et dangereuse. Toute leur conversation est enregistrée par des micros cachés dans le plafond de la pièce où ils se trouvent et la retranscription de cette discussion sera disponible trente-cinq ans plus tard après l’effondrement de l’URSS, lorsque les archives de la police politique du KGB s’ouvriront.
La brouille sino-soviétique
Après une dizaine d’années d’amitié officielle, la brouille sino-soviétique éclate. Les Chinois estiment qu’ils n’ont pas à être dominés par l’Union soviétique et qu’ils peuvent développer une société authentiquement égalitaire et appuyée sur le tiers-monde. Le Grand Bond en avant, en 1960, échec économique cuisant, puis, à partir de 1966, la révolution culturelle isolent totalement la Chine sur la scène internationale.
En même temps, en 1969, de violents incidents sur les bords du fleuve Oussouri opposent les forces russes et chinoises avec envois réciproques de lance-roquettes. Ce qui amène les dirigeants chinois à chercher une protection et à amorcer un rapprochement avec les États-Unis, qui se concrétise en février 1972 par la visite à Pékin du président américain Richard Nixon.
Au pouvoir depuis 2000, le maître du Kremlin a évolué vers un dirigisme autoritaire que Xi Jinping, entré en fonction en 2013, apprécie visiblement.
L’hostilité de la Chine envers l’URSS va se poursuivre après Mao. En février 1981, François Mitterrand décide de partir une dizaine de jours en Chine afin de prendre du recul par rapport à la campagne pour l’élection présidentielle qu’il remportera trois mois plus tard. À Pékin, il est reçu par le nouvel homme fort du régime, Deng Xiaoping. Celui-ci l’incite à critiquer le comportement impérialiste de l’URSS. Le futur chef de l’État français se garde bien de s’aligner sur les arguments chinois.
Ce n’est que dans les années qui suivent que la Chine va profondément changer: elle développe son économie, sort de son isolement et initie une réconciliation avec l’Union soviétique. Celle-ci est officialisée en mai 1989, par la visite à Pékin de Mikhaïl Gorbatchev. Mais c’est alors le début de l’occupation par des étudiants chinois de la place Tian’anmen. Et le secrétaire général du Parti communiste d’URSS est attendu à l’Assemblée nationale populaire, à l’ouest de la place.
Il ne va pas pouvoir y entrer par la majestueuse entrée principale, mais s’y glisse par une discrète porte située à l’arrière du bâtiment. Ce jour-là, les dirigeants chinois ont perdu la face. Ils retrouveront leur pouvoir deux mois plus tard, en réprimant violemment le mouvement étudiant. Tandis qu’à Moscou, le régime soviétique va s’écrouler deux ans plus tard, en 1991.
Le commerce fait les bons amis
Depuis cette époque, Pékin a maintenu un régime politique particulièrement ferme, tout en lançant des réformes économiques qui permettent aujourd’hui à la Chine de se classer au deuxième rang des puissances mondiales, derrière les États-Unis. La Russie, elle, n’a pas connu un pareil développement. À l’échelle de la planète, son économie ne se situe qu’au 19e rang.
Cependant, depuis une dizaine d’années, la Chine a mis en place un courant commercial avec la Russie, en s’intéressant notamment aux ressources minières du sous-sol russe, tandis que l’économie de régions délaissées comme la Sibérie est renforcée par de nombreux Chinois qui s’y sont installés. Le 4 février à Pékin, Vladimir Poutine finalise avec Xi Jinping la signature d’importants contrats de vente de pétrole et de gaz russes. Au passage, attestant de leur bonne entente, les deux leaders signent un texte où ils dénoncent notamment le système de démocratie occidentale et la toute-puissance des États-Unis.
Au fil des années, un rapprochement politique s’est visiblement opéré entre les deux dirigeants. Au pouvoir depuis 2000, le maître du Kremlin a évolué vers un dirigisme autoritaire que Xi Jinping, entré en fonction en 2013, apprécie visiblement. En tout cas, plus les États-Unis de Donald Trump, puis de Joe Biden, essaient de contenir l’importante montée en puissance de l’économie chinoise, plus le régime chinois affiche de bonnes relations avec la Russie.
Cette tendance se renforce lorsqu’en 2020, à partir de l’apparition du Covid-19, la Chine va considérablement se refermer sur elle-même. Dès lors, le pays, puissant économiquement mais largement isolé diplomatiquement, n’a plus beaucoup de contacts amicaux dans le monde. La Russie prend donc d’autant plus d’importance. D’ailleurs, toujours le 4 février, la Chine et la Russie ont souligné leurs relations d’une qualité «sans précédent» et leur amitié «sans limite».
L’existence d’un débat en Chine?
Deux mois après le début des combats en Ukraine et alors que les pays du G7 (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni) et l’Union européenne ont multiplié embargos, représailles commerciales et sanctions financières contre la Russie, celle-ci peut garder l’espoir que ses pertes de revenus seront compensées par des achats chinois, principalement en matière d’hydrocarbures. Ne pas gêner cette perspective économique peut être l’une des raisons pour Pékin de ne pas critiquer la stratégie de Vladimir Poutine.
Pour l’instant, rien ne semble indiquer que la Chine organise le moindre contournement des sanctions occidentales contre la Russie. De même, il ne semble pas que des armes venues de Chine soit vendues à la Russie. Et enfin, de crainte d’être à leur tour sanctionnées, les entreprises chinoises ne se précipitent pas en Russie pour prendre les places abandonnées par certaines sociétés occidentales. D’un autre côté, la pandémie de Covid-19, relativement importante dans plusieurs villes chinoises, réduit l’activité économique chinoise, qui a donc moins besoin de pétrole. Le recours au charbon peut suffire.
«La Russie est en train d’échouer en Ukraine.»
Gao Yusheng, haut diplomate et ancien ambassadeur de Chine en Ukraine
La situation aurait été totalement différente si la Chine avait décidé de dénoncer le comportement de la Russie en Ukraine et avait rejoint le point de vue occidental. Un débat à ce sujet existe peut-être à Pékin. De temps en temps, des arguments en ce sens apparaissent dans la presse chinoise, en contradiction avec les positions affirmées par le pouvoir. Ainsi, le 10 mai, devant la très officielle Académie des sciences sociales de Pékin, Gao Yusheng, un haut diplomate et ancien ambassadeur de Chine en Ukraine de 2005 à 2007, estimait que Vladimir Poutine, loin de faire «renaître l’Empire soviétique», contribuait, au contraire, au «déclin de la Russie».
Il a ajouté que, selon lui, «chaque jour qui s’ajoute à la guerre devient un fardeau de plus en plus lourd à porter pour la Russie» et que «la supériorité de la Russie sur l’Ukraine en matière de puissance militaire et économique a été déjouée par la résistance déterminée et ferme de l’Ukraine ainsi que par l’aide massive, continue et efficace des pays occidentaux». Ce qui amène le diplomate chinois à conclure que «la Russie est en train d’échouer». Ces propos ont été retransmis par le réseau de télévision hongkongais Phoenix, connu pour être étroitement contrôlé par le Parti communiste chinois. Ils ont donc pu être entendus par de nombreux téléspectateurs, avant d’être supprimés par la censure.
Que de pareilles idées puissent être partagées en Chine pose de nombreuses questions. Leur diffusion sur un média important signifie-t-elle qu’il y a de solides dissensions au sommet du Parti communiste chinois et que certains veulent faire connaître leur désaccord avec la présentation officielle du conflit en Ukraine? Ou bien, l’ensemble des dirigeants chinois souhaitent-ils montrer qu’ils commencent à évoluer face à des combats qui s’éternisent?
D’autres priorités
En tout cas, la principale consigne donnée à la bureaucratie chinoise semble être d’éviter tout risque de mécontenter la Russie, même sur un sujet mineur. Le 31 mars, à Pékin, l’ambassade de Suisse avait invité une soixantaine de personnes, européennes et chinoises, à une projection privée du film Olga. Réalisé par Elie Grappe, ce long-métrage raconte la vie d’une gymnaste en Ukraine alors que se déroulaient, en 2013, des manifestations réclamant l’adhésion du pays à l’Union européenne. Vu de Pékin, le sujet était manifestement suffisamment sensible pour que, prétextant une coupure de courant, la projection soit interrompue au bout de quelques minutes, sans qu’aucune protestation ne permette de la reprendre.
Le même film devait être diffusé le 6 avril à l’Institut français de Pékin. À l’heure de la séance, la police était à l’entrée du bâtiment et contrôlait minutieusement toutes les entrées. L’ambassade de France en Chine a préféré reporter la séance à une date ultérieure, non précisée.
Le pouvoir chinois va continuer à donner consigne de censurer les informations défavorables à la Russie. Tout comme par ailleurs, il ne peut qu’observer avec attention la réaction en faveur de l’Ukraine des pays occidentaux.
Il y a là de quoi étudier un parallèle avec ce que pourrait être une mobilisation internationale contre la Chine si elle décidait d’envahir l’île nationaliste de Taïwan. Mais cette intention peut difficilement être à l’ordre du jour à un moment où Pékin doit gérer en priorité les bouleversements économiques que provoque la guerre russe en Ukraine. De plus, le 20e congrès du Parti communiste chinois, prévu à l’automne, commence déjà à occuper l’ensemble du système politique. Laissant au deuxième plan les questions extérieures au territoire de la Chine populaire.
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