Pilotée par la directrice du Zeitz Mocaa, la Camerounaise Koyo Kouoh, avec trois commissaires associés, la manifestation secoue les institutions culturelles de la ville allemande. Et rend enfin visible ce qui ne l’était pas.
Photographie d’Alon Skuy représentant les tombes des 34 mineurs tués lors des terribles manifestations de Marikana, en août 2012, en Afrique du Sud. © Alon Skuy.
« Currency » (« monnaie ») : aussi surprenant que cela puisse paraître, c’est le thème retenu pour la 8ème Triennale de photographie de Hambourg (Allemagne), qui a ouvert ses portes le 20 mai dans la cité hanséatique. Un vocable a priori économique, donc, pour guider ou orienter les douze expositions au programme de l’événement. Étonnant, peut-être, mais pas insensé dans un monde où le capitalisme dominant est remis en cause à partir de ses marges, et encore moins surprenant de la part de la directrice artistique Koyo Kouoh – qui pilote actuellement le musée Zeitz Mocaa de Cape Town (Afrique du Sud) – et de ses commissaires associés, Rasha Salti, Gabriella Beckhurst Feijoo et Oluremi C. Onabanjo.
#KoyoKouoh ist die künstlerische Leiterin der nächsten @phototriennale. Die Leiterin u. Chefkuratorin des @ZeitzMOCAA war zuvor Leiterin der RAW MATERIAL COMPANY in Dakar u. Mitglied des Kurator*innenteams der #Documenta 12 & 13. Wir freuen uns auf das Projekt im nächsten Jahr! pic.twitter.com/UnhsQsWp0h
— Hamburger Kunsthalle (@KunsthalleHH) December 1, 2021
Des images qui formatent le monde
« Le thème “Currency” est un cadre de pensée pour traduire nos idées, nos obsessions, nos sentiments, nos visions politiques, nos passions, soutient Koyo Kouoh. Nous interagissons avec les images, elles influencent la façon dont nous voyons le monde et la manière dont nous nous y projetons, elles guident de manière inconsciente nos comportements. Elles ont un impact puissant sur nos relations, notre vie quotidienne, le fonctionnement général de la société. Je ne pense pas qu’une exposition ou que l’art d’une manière plus générale donnent des réponses, mais je pense qu’ils peuvent nous inspirer, nous aider à penser et à voir différemment. »
Voir différemment, mieux regarder, mieux comprendre, c’est sans conteste ce à quoi nous invite cette triennale. Et si Koyo Kouoh, commissaire d’exposition d’origine camerounaise, fondatrice du centre Raw Material à Dakar (Sénégal), se défend d’être une spécialiste des questions « décoloniales », il n’est pas anodin de constater que plusieurs musées de Hambourg ont profité de l’occasion pour décentrer leur point de vue et réinterroger leur Histoire.
Décoloniser les collections
C’est tout particulièrement le cas au Markk (Museum am Rothenbaum – Kulturen und Künste der Welt), où l’artiste ghanéen Kelvin Haizel a été invité à créer une œuvre en regard des quelque 400 000 photographies « ethnographiques » que possède ce musée « des cultures du monde ». Alors que dans le même lieu se tient Benin (Looted History), sur le pillage du royaume du Bénin à la fin du XIXème siècle, Kelvin Haizel a choisi de s’intéresser à un album de photographies coloniales constitué à Singapour dans les années 1860 par un certain Egmont Hagedorn. Lequel en fit don ensuite à sa sœur Jenny et à son mari, Georg Dunker – dont la prospère entreprise de courtier d’assurances dans le transport maritime est toujours installée à Hambourg. Tout autour de l’album originel et de ses 352 photos d’époque, présenté « sous cloche » dans une vitrine, l’artiste a construit une installation complexe qui invite à voir l’envers du décors, un « contre album », une sorte « de négatif qui peut encore évoluer alors que l’album original ne peut plus bouger ».
Il propose aussi des images retravaillées à partir de leurs détériorations, de leurs imperfections, mises en regard des routes maritimes commerciales développées par les Hollandais et les Britanniques. Polysémique, subtilement critique, l’exposition intitulée Archives of Experience raconte le point de vue des colons sur des populations jugées « exotiques » et explore la manière dont les photographies construisaient alors un monde univoque. Optimiste, le travail de Kelvin Haizel explique aussi comment la photographie elle-même peut nous délivrer de ce monde univoque – et en partie révolu.
Même type de relecture du passé au Museum für Hamburgische Geschichte, où la direction muséale s’interroge : « Comment pouvons nous mieux contextualiser nos collections, mettre en perspective notre passé colonial ? Comment pouvons nous décoloniser nos collections ? » En la matière, la chorégraphe Yolanda Guttiérrez a fait appel au photographe rwandais Chris Schwagga et à la danseuse française Eva Lomby Boiro pour mettre en œuvre l’installation « Power. Means. Money. Image as currency ? Currency as image ».
Constatant que le musée disposait dans ses collections numismatiques d’une grande quantité de pièces de monnaie utilisées dans les colonies, Schwagga a utilisé ces pièces coloniales anciennes et des euros contemporains dans ses images (certaines de forme circulaire), ses costumes et la tenue portée par Eva Lomby Boiro quand elle danse dans l’escalier monumental ou dans une salle du musée. « La présence des corps est très importante, dit-il. Cet escalier ne sera plus le même une fois qu’Eva y aura dansé. Nous devons nous souvenir et parler du passé, mais aussi avoir un dialogue pour pouvoir avancer. » Décoloniser, oui, mais en douceur, par l’échange plutôt que par l’invective ou l’affrontement.
Pour Ralf Wiechmann, responsable du département numismatique du musée, « Les pièces de monnaie coloniale sont une expression des pouvoirs dominants, dont l’Allemagne, dans des pays violemment conquis et colonisés au XIXème et XXème siècle. […] Les emblèmes et les inscriptions frappées sur les pièces sont des indications symboliques de ceux qui exerçaient leur pouvoir sur les populations locales. Elles étaient des instruments de propagande et des symboles du pouvoir politique. L’Afrique orientale allemande, avec pour capitale Dar es Salaam, était la plus vaste et la plus riche colonie de l’empire germanique. À partir de 1884, une monnaie spéciale était frappée pour la colonie, qui circulait aussi en Ouganda, au Mozambique et surtout à Zanzibar, supplantant les moyens de paiement régionaux et le troc. Avec leur travail et leur point de vue, les artistes récupèrent une part d’histoire. »
Grèves en Europe, massacre en Afrique du Sud
Différente, mais visant aussi à « décoloniser l’esprit », pour reprendre une expression chère à l’écrivain et essayiste kényan Ngugi Wa Thiong’o (Decolonising the mind, 1986), la démarche du Museum der Arbeit (« Musée du travail ») mérite aussi d’être relevée. Avec l’exposition Strike ! Photo Stories of Labour Struggles, le commissaire d’exposition Stefan Rahner décentre doublement le regard. D’abord en présentant des images de photojournalistes ayant accompagné des mouvements sociaux, offrant un point de vue empathique sur des situations de grande détresse économique et de lutte sociale.
Ensuite, en ne s’intéressant pas qu’aux mouvements de grève européens. La fin de l’exposition revient ainsi, avec les images des Sud-Africains Leon Sadiki, Felix Dlangamandla et Alon Skuy, sur les terribles manifestations de Marikana, en août 2012, en Afrique du Sud. Après six jours d’escalade entre les travailleurs d’une mine de platine, les forces de sécurité et les dirigeants de la compagnie britannique Lonmin, les violences culminèrent le 16 août : 78 travailleurs furent blessés et 34 tués, pour la plupart d’une balle dans le dos, quasiment à bout portant. Le matin même, le commandant des forces spéciales avait annoncé dans la presse : « Nous en finissons aujourd’hui »…
Dans un monde construit par les images, flux intarissable de pixels permis par les nouvelles technologies, rien n’échappe à leur influence. D’où la nécessité de s’interroger sur la manière dont elles sont produites, par qui elles sont créées, pour quoi. Dans l’exposition centrale de la triennale de la photographie de Hambourg, Photography beyond capture, les quatre commissaires se sont attachées à montrer comment les images influent sur notre perception – parfois pour le meilleur, parfois pour le pire – et pourquoi il ne faut jamais cesser de les interroger.
Ce que fait avec brio l’artiste chilien Alfredo Jaar avec Searching for Africa in Life. Cette installation sur écrans géants présente toutes les couverture du magazine Life depuis 1936, soit 2128 couvertures exactement. Fait remarquable : moins d’une dizaine d’entre elles concernent, de près ou de loin, l’Afrique. Ne se serait-il rien passé pendant toutes ces années sur tout un continent ? Pour toute une diaspora ? Pour toutes les cultures nées sur la terre où l’homme fit ses premiers pas, debout ? La Triennale de Hambourg ne nous apprend pas seulement à (mieux) regarder, elle nous invite aussi à voir ce qui a été rendu invisible.
jeuneafrique