Dyana Gaye, Réalisatrice : « Tigritudes est une anthologie de 126 films d’Afrique de 1956 à 2021 »

Dyana Gaye, réalisatrice sénégalaise dont les films portent sur les sujets de la migration et la circulation des personnes autour du monde. La célèbre cinéaste, basée à Paris mais souvent au Sénégal en résidences artistiques et en tant que jury dans plusieurs festivals, est aussi la co-programmatrice de Tigritudes, une anthologie des cinémas de l’Afrique qui regroupe 126 films depuis 1956 à 2021, accueilli au Forum des images à Paris, mais aussi au Sénégal dans le cadre de la Biennale de Dakar, en présence de sa co-programmatrice, la documentariste Valérie Osouf. Malgré le programme si chargé des films et débats, en présences de plusieurs invités, Dyana Gaye se montre disponible, avec cet entretien sur les origines de ce si important projet qui commence sa tournée panafricaine, avec des projections du 2 au 5 juin à l’Institut français de Dakar à Saint-Louis.

Qu’est-ce que c’est que Tigritudes ?

Tigritudes est une anthologie des cinémas d’Afrique. J’aime beaucoup dire que c’est une anthologie subjective parce qu’elle est née du regard croisé de deux réalisatrices. C’est un travail que j’ai conçu et élaboré avec Valérie Osouf, qui est une amie de longue date, documentariste que j’ai rencontrée au Sénégal il y a 25 ans, pour préparer toutes les deux nos premiers films. Et on nourrit depuis lors le désir de travailler à un corpus de films. Nous n’arrivions pas très bien à nommer ça d’ailleurs, un festival ou programmation, un cycle. Nous n’avons jamais su quelle forme ça allait prendre, jusqu’aujourd’hui, mais ça fait ou pourrait dire 25 ans que nous réfléchissons à un programme comme celui-ci.

Comment l’idée vous est-elle venue ?

L’idée principale qui nous animait fortement était d’abord un exercice de compréhension, d’une méconnaissance persistante, d’une espèce d’ignorance et manque de curiosité à l’endroit de cinémas d’Afrique. Nous avons toutes les deux grandi à Paris, par ailleurs, une ville de cinéma, avec une centaine de salles de cinéma. Nous avons fait des études de cinéma à Paris. On ne nous a jamais montré un seul film africain à l’université. J’ai étudié cinq ans à l’université de cinéma, pas un seul film africain, pas même un court-métrage, pas une image, pas une trace du cinéma venu du continent africain dont je suis originaire. Je suis née à Paris mais mes origines sont au Sénégal, au Mali également, et donc je me suis construite à Paris, dans les années 1980, une cinéphilique qui n’avait absolument pas accès à un cinéma d’Afrique.

Comment avez-vous réussi à accéder au cinéma africain ?

Ça a été un chemin personnel, assez laborieux, qui est arrivé très tardivement, par ailleurs. Je me suis d’abord tournée vers le cinéma afro-américain parce que c’est un endroit d’identification naturellement évident pour moi, la culture afro-américaine, à travers sa musique et littérature aussi. Donc j’avais tout un point d’identification en France pendant mon adolescence, qui était un vrai problème. Et les cinémas africains me sont arrivés d’ailleurs parce que à un moment donné, j’ai décidé d’aller les chercher et les convoquer. J’avais quelques amis cinéastes dans la famille de mes parents, comme Djibril Diop Mambéty, Ousmane William Mbaye, Samba Félix Ndiaye, Ben Diogaye Beye… Donc j’ai quand même eu cette chance de côtoyer le cinéma d’un peu près à travers eux, mais à l’époque, il n’y avait pas de plateformes. Les films ne circulaient pas aussi facilement. J’avais vraiment très peu d’occasions de les voir. Donc, j’ai dû travailler comme une fourmi, toute seule, en parallèle à mes études.

Quels étaient les espaces où vous avez trouvé ces films ?

J’allais visionner des films à la Cinémathèque Afrique qui avait un corpus vraiment important des films auxquels on donnait accès, au Forum des Images aussi qui, à l’époque, s’appelait la Vidéothèque de Paris. Il y avait des endroits où on pouvait visionner des films. Le Forum des Images a comme particularité de conserver des films qui sont tournés à Paris, donc il conserve des films d’ici de cinéastes africains qui avaient fait leurs études à Paris, comme justement Ben Diogaye Beye, dont je parlais tout à l’heure. Princes Noirs de Saint-Germain-des-Prés c’est un film qui fait partie des collections du Forum des Images, ou Afrique-sur-Seine… Donc, voilà. Ça a été comme ça, un travail vraiment de fourmi, que j’ai complété quand j’ai commencé à faire des films en fait. C’est vraiment là, en ayant accès à des festivals, en faisant mes premiers court-métrages, en étant au contact d’autres cinéastes qui fabriquaient des films sur le continent et des œuvres, que j’ai pu construire ma cinéphilie des Afriques, en faisant des films, tout simplement.

Pourquoi ce titre, Tigritudes, pour ce cycle cinématographique panafricain ?

Nous l’avons intitulé ainsi en hommage au Prix Nobel de la Littérature, Wole Soyinka, notre invité d’honneur le 26 février pour clôturer ce cycle. C’est un titre qui nous est venu assez naturellement. Pour ceux qui ne connaissent pas l’histoire, c’est une réponse de Soyinka à la Négritude de Senghor, de Césaire, comme une espèce de piques… D’ailleurs, c’est un terme qui a eu plusieurs reprises, mais qui dirait : « Le tigre ne proclame pas sa tigritude, il bondit sur sa proie et la dévore ». C’est une phrase qu’il a prononcée à un Congrès d’écrivains francophones à Kampala en 1963. Et l’idée, en la rapportant à ce qui nous anime aujourd’hui au cinéma, c’est d’arrêter de se définir par rapport à l’autre et d’arrêter de se définir par rapport à l’Occident. C’est une forme, un cri, comme ça, d’auto-affirmation de soi, et tout simplement, d’être, en fabriquant ses œuvres, de raconter ses histoires, une histoire de cinéma depuis le continent qui ne soit pas un endroit de cinéma comme l’Afrique a été souvent filmée, en dehors de l’Égypte, ce qui est une histoire très ancienne.

Est-ce que ce sont des films accessibles au public hors de ce cycle ?

Non, tous ces films-là ne sont pas accessibles au grand public, à la fois ici comme sur le continent d’ailleurs. Cette énorme problématique de la diffusion de cinéma, c’est-à-dire, elle est très méconnue à l’endroit où les films ont été fabriqués. C’est aussi un projet chez Tigritudes. Nous sommes à Paris, c’est notre ville, évidemment, nous avons exposé le cycle aussi, mais notre ambition première c’est d’exposer également et de faire tourner le cycle sur le continent, à Bobo-Dioulasso -Burkina Faso, pays du Fespaco, grand pays du cinéma, dans une salle qui s’appelle Ciné Guimbi, qui a été restaurée depuis des années par un collègue cinéaste qui s’appelle Berni Goldblat. Et le cycle partira aussi en itinérance au Sénégal. Nous espérons amener des films les plus nombreux possibles, parce qu’il y a aussi des histoires de traduction, et puis aussi la question essentielle du support du film, qui a été une vraie question pendant toute la fabrication de ce cycle. Comment accéder à certaines œuvres dont on n’imaginait pas qu’elles seraient plus compliquées à trouver. Il y a des films des années 1960, 1970, et ça va être compliqué la conservation, et puis finalement on s’aperçoit que c’est plutôt des films des années 1990, parfois, des années 2000, qui sont là à 20 ans de nous, qui ont disparu. Il y a plus de films. Il y a plus de copies. Il y a des problèmes de droits. Il y a des coproductions, des droits qui se sont perdus, et donc ça a été un travail de fourmi que nous avons fait à trois, à la fois avec Valérie Osouf, avec laquelle j’ai programmé le cycle, mais nous sommes 3 au fait. On dit souvent que c’est une anthologie à deux têtes, mais nous sommes trois. Il y a également Emilie Rodière, qui est la directrice de production du cycle. Et nous avons vraiment travaillé toutes les trois des heures, et parfois des années, à pister des films…

Quel a été le critère de sélection de ces 126 films ?

Au départ, nous avions un corpus en commun avec Valérie, un cycle des films, en fin, ça commençait, très bêtement, autour d’un verre. Il y a 15-20 titres de films qui nous sont venus comme ça. C’était un cri du cœur : Ça, il faut qu’on le montre. Et puis, nous avions chacune notre histoire de cinéma. Moi, le mien par exemple est très nourri de Djibril Diop Mambéty qui, certainement, est le cinéaste le plus compté dans mon histoire de cinéma. Et pour moi, c’était évident que nous allions montrer un film par Djibril Diop Mambéty. Justement, pour ces cinéastes, que ça soit Sembène ou Cissé, Ouedraogo… Nous avons essayé de montrer des films un peu moins connus du grand public. Pour Djibril, nous avons montré Badou Boy, pour Ousmane Sembène Emitaï, pour Ouedraogo Samba Traoré. De Cissé, nous avons montré Finye, par exemple. Le but est d’arriver aussi à adresser une autre histoire à travers ce grand nombre de cinéastes, d’amener le public vers des films un peu moins connus. Donc nous sommes partis de ça, que nous avons étoffé au fur à mesure, et nous nous sommes trouvés avec cette contrainte que nous nous sommes imposées, l’exercice de style des années. Donc, au fait, il y a 126 films, ce qui est énorme, mais il a aussi des court-métrages. 66 séances, des programmes de court-métrages, tous formats confondus, des films expérimentaux, des documentaires, de la fiction, de l’animation… Et nous insistons sur le fait que ça soit une anthologie et pas une rétrospective, parce que l’idée n’est pas, enfin, ce n’est pas notre rôle à Valérie et à moi de raconter l’histoire des cinémas d’Afrique, mais, notre histoire, des spectatrices, deux cinéphiles, qu’est-ce qui nous a nourries, qu’est-ce qui nous anime encore, nos films de fêtes, des rencontres, des cinéastes avec lesquels nous sommes proches, parce que ce sont nos contemporains et nous travaillons à la même époque qu’eux. Nous avons fait beaucoup, beaucoup de très belles découvertes. Vraiment ça a été une expérience extrêmement enrichissante.

lesoleil

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