Bruxelles a décidé, lundi, d’exclure la banque russe Sberbank du réseau Swift. Une sanction qui frappe un établissement financier hors norme à plus d’un titre. Mais dont l’efficacité reste encore à prouver.
Sberbank, enfin. Il a beaucoup été question de la décision européenne prise mardi 31 mai d’instaurer un embargo partiel sur les importations de pétrole russe. À tel point qu’une autre sanction décidée au même moment par les 27 est presque passée inaperçue : celle d’exclure la banque russe Sberbank du réseau interbancaire Swift.
Pourtant, cette décision prise plus de trois mois après la première salve de sanctions contre sept banques russes mises au ban de Swift (VTB Bank, Otkritie, Novikombank, Promsvyazbank, Rossiya Bank, Sovcombank et la Banque de développement de la fédération de Russie) par Bruxelles est loin d’être anodine. En réalité, « le régime de sanctions de l’Union européenne restait peu crédible tant que Sberbank n’y était pas inclus », assure Nicolas Véron, économiste au Peterson Institute for International Economics de Washington et cofondateur du centre de réflexion européen Bruegel.
La banque des « babouchkas »
En excluant une banque du réseau Swift – la principale plateforme interbancaire internationale pour enregistrer et transmettre les ordres de transactions –, l’objectif est de rendre très compliqué pour les clients de cette banque de faire des affaires à l’international. C’est une manière de tenter de paralyser l’activité commerciale d’un pays.
Cette arme n’est cependant vraiment efficace que « s’il n’y a pas de trou dans le dispositif car sinon, les clients d’une banque exclue du dispositif n’ont qu’à ouvrir un compte dans un autre établissement toujours intégré au réseau Swift », souligne Tyler Kustra, spécialiste de l’efficacité des sanctions économiques à l’université de Birmingham.
Et tant que Sberbank continuait à pouvoir utiliser le système Swift, ce n’est pas un trou qu’il y avait dans le dispositif européen des sanctions mais une fosse des Mariannes. Cette banque tient, en effet, une place à part dans le paysage russe, aussi bien historiquement que financièrement. « Il n’y a pas vraiment d’équivalent, dans un autre pays, de banque aussi dominante », assure Nicolas Véron.
L’établissement est l’héritier direct de la banque qui détenait un monopole sur les dépôts des particuliers durant la période soviétique. À ce titre, Sberbank est entrée dans l’ère du capitalisme sauvage russe des années 1990 avec un sérieux avantage de 100 millions de clients et 16 000 succursales dans toute la Russie. « Elle était et reste la banque des babouchkas », résume Sergey Popov, spécialiste de l’économie russe à l’université de Cardiff. C’est-à-dire la banque utilisée par le commun des Russes.
Une implantation historique qui permet à Sberbank de gérer aujourd’hui « près d’un tiers de tous les actifs détenus par des banques en Russie », précise Tyler Kustra. L’UE s’attaque donc à un mastodonte de la finance russe, qui pèse aussi sur la scène internationale : Sberbank était ainsi dans le top 30 des banques européennes avant la guerre alors même qu’elle était déjà soumise à des sanctions internationales depuis l’invasion de la Crimée par la Russie en 2014.
Des activités diversifiées
Sberbank bénéficie aussi d’une place très particulière dans le paysage économique. Officiellement, la banque a été privatisée en 1991, mais son actionnaire principal est… la Banque centrale de la Fédération de Russie. « Il n’y a pas d’autre pays au monde où la banque centrale détient effectivement l’une des plus importantes banques commerciales du pays. C’est non seulement un conflit d’intérêts, mais aussi une situation qui permet à Sberbank de jouer un rôle dans la politique économique et monétaire du pays », souligne Lajos Bokros, ex-ministre des Finances de la Hongrie, dans une tribune publiée par le Financial Times.
Rien de neuf au pays du mélange des genres, entre intérêts privés et publics, pourraient dire les détracteurs du système mis en place sous Vladimir Poutine. Surtout que le président russe a placé à la tête de Sberbank en 2007 Herman Gref, qui avait été son ministre du Commerce depuis 2000.
Pour autant, Sberbank n’est pas aussi inféodé au pouvoir politique qu’on pourrait le croire. « Herman Gref a tout fait pour améliorer la crédibilité de cette institution sur la scène internationale », souligne le Financial Times. Le PDG a aussi essayé de moderniser cette vieille dame en diversifiant ses activités. Désormais, Sberbank gère aussi « une box télé, un haut-parleur intelligent, des services d’e-commerce, d’e-éducation ou encore de télémédecine », souligne le quotidien économique Les Échos.
Herman Gref avait même fait entrer Alexeï Navalny au conseil des actionnaires minoritaires de la banque. « C’est l’un des rares endroits en Russie où tout le monde travaille pour l’État sans pour autant m’éviter comme la peste », assurait en 2018 le célèbre opposant politique à Vladimir Poutine au Financial Times.
Est-ce pour cette (très) relative indépendance que Sberbank a été épargnée par les sanctions européennes depuis le début de la guerre en Ukraine ? Peut-être un peu. Mais une autre raison tient probablement à l’importance économique de la banque. « Il est probable que Bruxelles a attendu le plus longtemps possible pour permettre à des exportateurs européens de continuer à faire des affaires avec des clients en Russie qui ont des comptes chez Sberbank », estime Nicolas Véron.
Les limites des sanctions
Bruxelles a aussi voulu garder des cartouches en réserve. « C’est ce qu’on appelle la montée en puissance des sanctions. L’UE n’a pas sanctionné toutes les banques en même temps afin de pouvoir brandir la menace de faire toujours plus mal à l’économie russe », souligne Sergey Popov. Sans oublier que « les politiciens adorent venir devant les caméras pour assurer qu’ils agissent. C’est pourquoi ils gardent toujours en réserve des institutions à sanctionner même si ce n’est économiquement pas le plus efficace », regrette Tyler Kustra.
En effet, en laissant toujours ainsi des trous dans le dispositif – Alfa Bank (la principale banque privée russe) a, par exemple, encore accès à Swift –, Bruxelles laisse aux oligarques et aux grands groupes russes le temps d’organiser leurs flux financiers.
En outre, « à ce stade, il n’y a de toute façon plus vraiment d’entreprises russes qui font de l’export ou de l’import. Et couper Sberbank du réseau Swift ne fera pas beaucoup de mal aux citoyens russes qui ont leur compte courant dans cette banque puisqu’ils n’ont pas vraiment besoin de faire des transactions internationales », note Sergey Popov.
Bouter une banque hors de Swift est, certes, efficace, mais pas un arrêt de mort. Les sept banques russes ainsi sanctionnées en février « ont aussi été frappées par des mesures bloquantes comme l’interdiction, pour des acteurs européens, de faire des transactions avec les clients de ces établissements », rappelle Nicolas Véron. Ce n’est pas le cas pour Sberbank.
Il y aura donc « probablement des centaines de petits exportateurs qui vont être affectés parce qu’il est trop compliqué pour eux de trouver des alternatives », confirme cet économiste. Mais pour les grands groupes ou les contrats importants, il y aura toujours moyen de contourner cette sanction… comme par exemple en passant par une autre banque, notamment en Chine, qui accepte de valider des transactions avec Sberbank sans avoir recours à Swift.
france24