Véritable trésor, la stèle d’Abu Dhabi est une pièce archéologique d’exception. Si elle est aujourd’hui au centre d’un scandale aux ramifications internationales, peu a été dit sur son contenu. Sciences et Avenir revient sur le décret au nom de Toutankhamon qui en orne la surface.
En ces temps de pierre de Rosette et de bicentenaire du déchiffrement des hiéroglyphes par Jean-François Champollion (1790-1832), on était loin d’imaginer qu’une autre stèle, elle aussi couverte de hiéroglyphes, allait être à l’origine d’un scandale mêlant dans une affaire tentaculaire, spécialistes de renom, maisons de vente prestigieuses, margoulins, experts, conservateurs, trafic de biens culturels, escroquerie, falsification et grands musées internationaux, le tout venant de conduire à la mise en examen le 25 mai 2022 de l’ex-président du Louvre (2013 à 2021), Jean-Luc Martinez pour « complicité d’escroquerie en bande organisée et blanchiment par facilitation mensongère de l’origine de biens provenant d’un crime ou d’un délit« .
La stèle exposée à Abu Dhabi est 1300 ans plus vieille que la pierre de Rosette
L’histoire de cette stèle en granit rose d’Assouan dite de Toutankhamon, haute de 1,66 m, exposée depuis son inauguration en 2017 sous l’immense coupole ajourée du Louvre Abu Dhabi, dans la capitale Emirati, est peu connue. Tout aussi gravée de délicates inscriptions hiéroglyphiques que la célèbre pierre de Rosette, cet objet d’exception a été acquis par le Louvre Abu Dhabi en 2016 pour un montant de 8,5 millions euros, en plus de 4 autres antiquités. Ce sont les faux certificats d’origine qui sont aujourd’hui au cœur du scandale touchant cet objet d’une immense valeur archéologique. En effet, de la même façon que l’inscription de la pierre de Rosette était celle d’un décret promulgué à Memphis, la capitale de l’Ancien empire, par le pharaon Ptolémée V, en 196 av. J.-C, la stèle d’Abu Dhabi est elle aussi un décret royal. 1300 ans plus ancienne que la première, elle remonte au règne du célèbre enfant-roi Toutankhamon (1327-1318 av. J.-C), dont le nom – pour les personnes impliquées dans cette désastreuse affaire – doit désormais évoquer une énième version de la « malédiction du pharaon » !
En 2018, à partir de clichés que lui avait envoyés le Louvre Abu Dhabi, l’égyptologue Marc Gabolde, professeur à l’université Paul Valéry de Montpellier (Hérault), l’un des plus éminents spécialistes de Toutankhamon, a pu étudier la stèle pour en faire une analyse exhaustive, dont les résultats ont été publiés en 2020 dans la Revue d’égyptologie.
« Il s’agit d’un objet exceptionnel à plus d’un titre », explique Marc Gabolde. A commencer par être au nom d’un pharaon aussi célèbre que Toutankhamon. Elle est également totalement intacte, ce qui est – « inhabituel pour un roi dont, à l’exception de la tombe, les édifices ont été martelés pour en effacer l’existence« , poursuit le spécialiste interrogé par Sciences et Avenir. Enfin, « elle donne la date précise la plus récente de son règne ». Ainsi, sous un disque ailé délicatement gravé, le pharaon porteur de la coiffe khépresh (parfois appelée coiffe bleue) est représenté faisant une offrande de vin face à une effigie du dieu Osiris, alors qu’arrivant également de la gauche, figuré comme dans une représentation jumelle ou en miroir, muni d’un bâton de marche à la main, « il fait un geste de prise de parole ou de consécration« .
Face à lui, se trouve le grand prêtre d’Osiris. Apparaissant comme le seul médiateur entre la terre et les dieux, le pharaon est représenté deux fois, d’abord comme donnant des offrandes et prières au grand dieu Osiris, le dieu du monde souterrain, ensuite, dans ce tableau symétrique, en recevant les offrandes d’un officiel de haut rang, Penmehit. « Il n’existe pas de stèle où, d’un côté le roi fasse une offrande à un dieu, et de l’autre, le même roi reçoive l’offrande d’un particulier », précise Marc Gabolde.
Sur 14 lignes, ensuite, l’inscription principale comprend la date, la titulature royale, et les circonstances de la promulgation de l’ordonnance royale. « Des séquences qui trouvent leur parallèle dans un autre décret, celui dit de Nauri, de Séthy 1er, dont le bénéficiaire est une institution située à Abydos », poursuit l’égyptologue. Une information d’importance, selon ce spécialiste, qui pourrait permettre de possiblement localiser l’origine géographique de la stèle, -dont on ignore tout aujourd’hui -, sinon qu’elle provient d’un trafic d’antiquités. « La dédicace de la stèle à des divinités du panthéon d’Abydos, pourrait bien indiquer cette provenance », estime Marc Gabolde. Rappelons qu’Abydos est une ville de l’Egypte antique située dans le nome Thinite, dans le sud du pays, à 91km au nord-ouest de Louxor, en bordure du désert lybique.
Dans la pénombre des galeries du Musée des antiquités égyptiennes de la Place Tahir, au Caire, partiellement détruite et martelée, une rare statue ayant survécu du pharaon Toutankhamon (XVIIIe dynastie). Crédits: Florain Jannot-Caielleté/Hans Lucas/AFP
La date de la stèle et ses implications
« ‘L’an IX, deuxième mois de la saison- akhet [inondation, ndlr], jour 12′, figurant sur la stèle, est la date la plus récente connue à ce jour pour le règne de Toutankhamon« , poursuit Marc Gabolde. Une date qui, après des calculs complexes, correspondrait au 27 août 1318 av. J.-C du calendrier julien, soit le 15 août de la même année dans le calendrier grégorien (le nôtre). « Une période de mise en jarre du vin dans l’Egypte ancienne, et pour la stèle du Louvre Abu Dhabi, à quelques jours près, une date contemporaine de six jarres à vin de l’an IX retrouvées dans la tombe de Toutankhamon, dans la vallée des Rois, représentant les dernières vendanges de son règne« , ajoute le spécialiste.
Le décret conservé sur la stèle du Louvre Abu Dhabi permettrait d’établir que sa promulgation a eu lieu entre quatre et six mois avant que le célèbre souverain ne meure au début de sa dixième année de règne. « Il est tout à fait concevable que la stèle ait été en cours de finalisation lorsque la nouvelle de la mort de Toutankhamon, au tout début de l’an X, est parvenue dans l’atelier où les graveurs achevaient le texte du décret« , poursuit Marc Gabolde. Ce qui expliquerait l’inachèvement du texte principal, et le fait que la stèle ait été mise de côté, pour un éventuel réemploi … qui n’a jamais été entrepris.
Le bénéficiaire de la stèle
Mais à qui était destiné ce décret ? « Il semble que le bénéficiaire de l’ordonnance de Toutankhamon, décret destiné à protéger une institution religieuse contre des abus et des malversations, ait été le prêtre Râïa du domaine d’Osiris seigneur d’Abydos« , précise Marc Gabolde. « Les circonstances de la découverte de cette stèle au XXe siècle auraient pu donner des indications sur son histoire ancienne, mais elles sont malheureusement inconnues… », concluait déjà en 2020 l’égyptologue dans son article de la Revue d’égyptologie.
Néanmoins, selon des informations auxquelles a eu accès Sciences et Avenir, l’éminent égyptologue Jean Yoyotte (1927-2009), longtemps professeur au Collège de France, aurait vu cette stèle à Bâle, en Suisse, en 1998 : des notes existeraient de sa main, ce qui exclurait la possibilité que cette stèle soit sortie illégalement d’Egypte en 2011, dans le sillage des printemps arabes, comme on a pu souvent le lire. La stèle de Toutankhamon était déjà en Europe bien avant. Mais sans doute pas aussi tôt que 1933, et son exportation supposée par un officier de la marine allemande depuis l’Egypte, comme certaines rumeurs voudraient le laisser croire. Affaire à suivre…
sciencesetavenir