Législatives au Sénégal : « On transforme le dépôt de candidature en épreuve olympique »

En invalidant partiellement les listes nationales des deux principales coalitions de la majorité et de l’opposition, le Conseil constitutionnel s’est-il aligné sur la loi ou sur les intérêts du camp au pouvoir ? Décryptage avec l’expert Alioune Tine.

Alors que de nombreuses listes de candidats ont été invalidées, à quelques semaines des élections législatives du 31 juillet, les règles électorales en vigueur au Sénégal sont-elles trop complexes et rigides pour garantir une juste représentation des forces politiques en présence ? Tombée au cœur de la nuit, le 4 juin, la décision du Conseil constitutionnel d’invalider partiellement les listes nationales des deux principales coalitions de la majorité et de l’opposition est le dernier épisode en date d’une campagne électorale où ces mesures en série suscitent plus de débats que les programmes respectifs des partis en lice.

Président et fondateur de l’Afrikajom Center, un think tank dont les travaux portent notamment sur le respect de la démocratie, des droits humains, de l’État de droit et de la gouvernance, Alioune Tine, ancien directeur régional d’Amnesty International, revient pour JA sur cette cacophonie institutionnelle.

Le Conseil constitutionnel crée un précédent qui ne repose sur aucun texte

Jeune Afrique : La liste des titulaires de Yewwi Askan Wi (YAW, opposition) et celle des suppléants de Benno Bokk Yakaar (BBY, majorité) ont été invalidées par le Conseil constitutionnel, lequel a confirmé les arrêtés du ministre de l’Intérieur. Que vous inspire cette décision ?

Alioune Tine : Elle consiste à créer une déconnexion entre la liste des titulaires et celle des suppléants, ce qui m’apparaît totalement absurde, inédit et dangereux. En réalité, cette distinction n’existe pas sur le plan juridique. Le Conseil constitutionnel crée donc un précédent qui ne repose sur aucun texte, ce qui contribue à discréditer son image.

Parrainages, parité, impossibilité de modifier a posteriori des erreurs mineures sur les listes… Les conditions définies par le code électoral sont-elles trop drastiques ?

Le nouveau code électoral sénégalais avait pourtant assoupli certaines dispositions sur les déclarations de candidature, notamment celles qui empêchaient de procéder, le cas échéant, à des substitutions de candidats. J’ai donc le sentiment, au vu des invalidations prononcées au cours des derniers jours, qu’on est confronté à une culture administrative visant à transformer en une sorte d’épreuve olympique la démarche, présumée simple, visant à déposer des listes de candidats. Au lieu de la faciliter à travers un accompagnement et une attitude conciliante permettant la correction d’éventuelles erreurs commises par les partis ou coalitions en lice, on a privilégié une forme de censure, ce qui a abouti à une situation tout à fait chaotique.

Le ministre de l’Intérieur est soupçonné de chercher à favoriser son propre camp

Y voyez-vous, comme certains leaders de l’opposition, des arrière-pensées politiques ?

L’administration a une responsabilité dans la situation confuse que nous traversons. Le problème étant que le ministre de l’Intérieur, autorité de tutelle de la Direction générale des élections (DGE), est soupçonné de chercher à favoriser son propre camp en invalidant certaines listes de l’opposition. On avait connu une DGE beaucoup plus rigoureuse par le passé. Ce soupçon de politisation, lié à un conflit d’intérêts entre le rôle d’arbitre de la DGE et le statut de son autorité de tutelle, marque une régression.

L’administration devrait jouer un rôle de boîte à lettres, de facilitatrice, de conseil… Elle devrait permettre la correction d’éventuelles irrégularités dans la conception des listes. Mais on a assisté, au contraire, à une censure de certaines d’entre elles sans véritable recours possible.

Plusieurs listes avaient par ailleurs été invalidées précédemment pour défaut de parrainages. Ces diverses contraintes en matière électorale traduisent-elles, selon vous, une avancée ou un recul démocratique?

De mon point de vue, ces invalidations en série traduisent un recul démocratique. La loi sur le parrainage constitue un premier filtre extrêmement contraignant. Elle a d’ailleurs été imposée par le camp au pouvoir malgré les réticences formulées. Or en matière électorale, il est indispensable de privilégier le consensus concernant les règles du jeu. Sinon, c’est la porte ouverte à des contestations qui peuvent même déboucher sur des violences.

Les dispositions sur les parrainages en vigueur au Sénégal ont d’ailleurs été désavouées par la Cour de justice de la Cedeao. Mais on n’en a pas tenu compte. Aujourd’hui, l’histoire nous rattrape.

Il y a eu des failles du côté de BBY et de YAW dans le processus de dépôt des candidatures

Quelles sont les répercussions politiques pour YAW et pour BBY ?

Dans le processus initial de dépôt des candidatures, il y a eu des failles du côté de BBY, dont d’autres coalitions ont tiré parti pour déposer des recours contre elle. On a également constaté des failles du côté de YAW. Cela donne matière à réflexion car il s’agit des deux coalitions les plus représentatives, celles qui agrégeaient initialement les leaders politiques les plus importants – avec le niveau d’expertise que cela est censé impliquer.

Le fait de déplorer, au sein de ces deux coalitions, des dysfonctionnements dont les répercussions sont aussi sérieuses démontre bien que quelque chose pose problème dans le système électoral en vigueur. On peut toutefois s’interroger sur ces brèches qui ont été laissées dans les listes de BBY et de YAW, dans lesquelles leurs adversaires respectifs se sont engouffrés de façon opportuniste. L’issue des élections nous permettra de mesurer l’impact réel des invalidations prononcées.

Comment interprétez-vous les critiques de l’opposition contre le Conseil constitutionnel ? Cette institution présente-t-elle les garanties d’impartialité requises ?

Au Sénégal, ces critiques relèvent d’une vieille tradition. Souvenez-vous des manifestations consécutives à la décision du Conseil, en 2012, entérinant la troisième candidature d’Abdoulaye Wade à la présidentielle.

Aujourd’hui, il faut bien le reconnaître, il y a une véritable déception chez les électeurs, qui pensaient que cette institution prendrait ses responsabilités et adopterait des décisions qui rassurent et garantissent la stabilité et la paix civile… Or c’est à la situation contraire qu’on assiste. Bien qu’il soit composé de personnalités tout à fait avisées, le Conseil constitutionnel a entériné les décisions du ministre de l’Intérieur qui auraient mérité d’être corrigées, voire censurées.

jeuneafrique

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