«L’envers de l’été», un roman de Hajar Azell sur les héritages familiaux et le poids des silences [Interview]

«L’envers de l’été» (éd. Gallimard) est désormais le premier roman de l’écrivaine franco-marocaine Hajar Azell, consultante en démocratie participative, diplômée en philosophie et en commerce. Finaliste des prix Voix d’Afriques et Senghor du premier roman, cet opus philosophique et concret à la fois questionne la notion de l’entre-deux et des héritages mémoriels, matériels et traumatiques, à travers une histoire familiale complexe par ses divers niveaux de lecture et de perception. Un livre incontournable à découvrir dans le cadre de la programmation du Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (CCME), au Salon international de l’édition et du livre (SIEL, du 3 au 12 juin) à Rabat.

Votre roman parle du poids du silence dans la famille. Comment l’histoire que vous racontez dans ce livre questionne cette problématique ?

C’est un thème qui me tient vraiment à cœur. Je trouve qu’il existe un grand silence sur les individualités. Dans le roman, il y a beaucoup de bruits, d’activités, de retrouvailles très intenses. C’est autant animé en termes de mots, d’échanges, de conversations, de moments collectivement partagés, autant silencieux sur les singularités des individus qui constituent ce collectif représenté par la famille.

Dans le roman, on retrouve des situations de retrouvailles familiales où on parle beaucoup, on fait des blagues, on se divertit beaucoup dans ces contextes-là. Mais on n’exprime jamais nos opinions de manière frontale, on regarde ailleurs pour ne pas dire vraiment ce que l’on est, nos convictions, nos secrets, les diverses manières dont on veut vivre. Ce ne sont pas forcément des sujets qui sont accueillis dans ces retrouvailles familiales, quand elles sont nombreuses, en période estivale, où il faut absolument être heureux, profiter des moments collectifs pour créer des souvenirs communs.

J’ai toujours été fascinée par cette création collective de souvenirs qui doivent être joyeux, dans ces retrouvailles en familles nombreuses et élargies, en particulier lorsque les membres viennent de plusieurs pays. Dans ce livre, j’ai été intéressée par raconter à quel moment le fait de passer sous silence ces individualités dans le contexte familial devient trop lourd. La question est : à quel moment les individualités inexprimées deviennent une source de conflits ?

Dans ce roman, le personnage principal veut mettre des mots sur ces silences pesants, qui ont été trop lourds au sein de la famille et que je décris à travers une histoire où le décès de la grand-mère, Gaïa, donnera lieu à une réunion familiale pour la vente et la partition de la valeur marchande de la maison des aïeux. Cet élément déclencheur laissera entrevoir des fissures, dans une structure familiale que l’on imagine cimentée jusque-là, mais qui laissera entrevoir plusieurs non-dits dans les rapports entre les membres de cette famille.

Il y a justement une thématique saillante qui ressort de votre roman, celle de l’héritage dans tous les sens – succession, appartenance, identification aux valeurs familiales… C’est une question qui vous tient à cœur ?

C’est une que question que j’ai voulu traiter, mais de deux manières différentes, effectivement. Ce qui m’intéresse est à la fois l’héritage matériel ; la question se pose très rapidement dans le cheminement de l’histoire dans ce livre : que fait-on d’une maison familiale qui nous rassemble ? Comment la préserver malgré les conflits, après la mort de Gaïa ? Ces interrogations vont rapidement diviser le frère et la sœur, qui ont des opinions très divergentes.

Finalement, cette mésentente va conduire à la partition et à la vente de la maison, dans le cadre d’un partage de l’héritage qui va écarter les demi-sœurs qui ne sont pas considérées comme faisant partie intégrante de l’histoire familiale. Ce niveau de lecture nous conduit à se demander que reste-t-il de matériel entre nous, lorsqu’un événement traumatique survient au sein de la famille ?

Un autre aspect m’a beaucoup plus intéressée. C’est celui perçu aussi par ma génération, quand on assiste à ces événements, est qu’on est moins en proie à ces questions matérielles. Lorsqu’on est les petits-enfants ou les enfants des membres de la famille qui sont plus proches de la gestion de ces éléments matériels, on se pose plutôt des questions sur la partition des souvenirs et sur l’héritage mémoriel. J’ai trouvé intéressant de réfléchir comment l’héritage matériel va imposer la remise en question de l’histoire familiale dans sa globalité. Dans ce roman, chacun va se servir dans cette histoire familiale pour créer son propre lot de souvenirs. Chacun va donc hériter d’une histoire finalement différente et concurrente avec les autres.

On hérite aussi des traumatismes et des récits traumatiques qui ne sont pas à nous, mais aux autres membres de la famille. Le personnage principal est dans une tentative de compréhension et de réflexion de ces héritages multiples – mémoriel, matériel et traumatique –, en allant poser des questions, pour se raconter sa propre histoire qui synthétise toutes ces configurations.

Il existe plusieurs décalages entre les personnages, dans votre roman. Que nous disent ces situations-là sur nos appartenances diverses et sur la complexité du lien entre la terre, le collectif et le singulier ?

Dans ce roman, il y a une phrase qui a été mon diapason dans ce que j’ai voulu exprimer sur la terre :

«Ils étaient tous revenus. Cette fois-ci, pas en été, pas pour la mer, mais pour la terre où l’on retourne lorsque c’est fini, lorsqu’on célèbre ou que l’on pleure. Tout revenait à la terre : des corps, à leur mort, aux robes blanches des mariées (…) La terre les réclamait tous, un jour ou l’autre.»

C’est toute la symbolique que je donne d’ailleurs à la grand-mère nommée Gaïa, en référence à la déesse de la mythologie grecque qui incarne la Terre. C’est de là aussi que mon roman est constitué de trois parties : terre, mer et soleil. À la fin, il y a presque un mélange entre ces trois éléments naturels à travers le personnage de Nina, qui a pris la relève de Gaïa pour devenir la gardienne des éléments.

À vous lire, on voit très concrètement que vous êtes habituée à l’écriture, avec un style et un rythme qui coule de source. Pourquoi avoir choisi le roman comme genre, pour un premier livre édité ?

J’ai eu une expérience journaliste culturelle dans le cadre de Onorient. J’ai fait aussi de la philosophie. Je trouve que justement, dans la transmission des expériences, des émotions, dans la création du discours et de la discussion, le livre est un outil extrêmement puissant et sensoriel. Un roman laisse libre cours à la fiction et c’est une forme d’écriture qui permet l’empathie extrême, ce qui fait vivre beaucoup de questionnements.

La littérature nous donne cette ouverture-là vers des infinités de philosopher, ce qui n’est pas toujours le cas, dans le sens inverse, de la philosophie vers la littérature dans sa forme romanesque. C’est plus fort que les autres médiums artistiques, car cela fait appel au lecteur qui met de lui-même, dans une trajectoire de lecture où il accepte le pacte romanesque et se crée ses propres images. C’est un outil très puissant pour se construire ses propres idées, transmettre des idées, des émotions et philosopher en définitive.

yabi

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