La réponse pourrait avoir un impact considérable sur l’émergence d’une nouvelle branche de l’agroalimentaire.
Depuis que les mécanismes de perception et de gestion de la douleur ont été mis en évidence chez les mammifères, une question turlupine la communauté scientifique ; les insectes ressentent-ils la douleur comme nous ? De nombreux spécialistes ont longtemps considéré que non ; mais de plus en plus de travaux viennent désormais nuancer cette conclusion.
Pour pouvoir discuter de cette question épineuse, il convient d’abord de définir ce qu’est la nociception. Ce terme désigne un ensemble de mécanismes nerveux qui permettent à l’organisme de détecter et de traiter les signaux potentiellement nocifs. Ils reposent notamment sur des petits capteurs (on parle de nocicepteurs) répartis dans un grand nombre de tissus.
La perception de la douleur, un mécanisme complexe
Pendant longtemps, les chercheurs ont considéré que la nociception n’était ni plus ni moins que la transmission d’un « message de douleur ». Selon cette interprétation, tous les êtres vivants dotés de tels capteurs seraient donc capables de ressentir la douleur exactement comme nous.
Or, les entomologistes ont remarqué il y a bien longtemps déjà que les insectes disposent de structures nerveuses et de réflexes de ce genre. Tous les enfants qui ont déjà martyrisé des fourmis avec une loupe ont déjà pu en faire l’expérience. Lorsque la température augmente, ces petites bêtes n’attendent pas de finir carbonisées : elles décampent à toute vitesse.
Avec le temps, les chercheurs ont fini par se rendre compte que les mécanismes nerveux associés à la nociception étaient relativement indépendants de ceux qui sont liés à la douleur. Il existe bien un lien ténu entre les deux, mais aucun lien de causalité directe ; ce n’est pas parce qu’un organisme est capable de nociception qu’il peut forcément percevoir, ressentir une douleur.
Dans certains cas, déterminer le niveau de douleur est assez facile ; on sait par exemple que les expressions faciales d’une souris changent radicalement lorsqu’elle souffre. Mais dans le cas des insectes, la situation est beaucoup moins claire. Comment faire la distinction entre ces mécanismes nerveux qui relèvent du réflexe et la « vraie » douleur que les mammifères cherchent activement à éviter ?
La réponse pourrait résider dans le rôle physiologique de cette douleur. Car contrairement à ce qu’on pourrait penser, le fait d’avoir mal n’est pas une mauvaise blague de l’évolution pour torturer les êtres vivants ; c’est un mécanisme de protection qui permet d’éviter à l’organisme de subir des dégâts. Les rares humains qui en sont privés doivent par exemple faire preuve d’une vigilance de tous les instant pour éviter de se retrouver avec des plaies ouvertes et des fractures à répétition.
Dans des situations de ce genre, notre organisme produit ses propres opiacés (des substances de la famille de la morphine) ; il peut ainsi « éteindre » temporairement les circuits neuronaux qui aboutissent à la perception de la douleur. Ce mécanisme est une preuve indiscutable que la douleur est perçue de façon consciente.
Les chercheurs se sont donc demandé s’il existait des exemples comparables chez les insectes. Plutôt que d’essayer de vérifier cette éventualité dans quelques cas isolés, ils ont choisi d’opter pour une méta-analyse. C’est un type d’étude un peu particulier ; cela consiste à passer en revue toute la littérature scientifique sur un sujet donné afin d’identifier des tendances globales qui auraient échappé aux chercheurs lors des expériences individuelles.
Pas de conclusion tranchée, mais une vraie possibilité
Après s’être penchés sur des tas d’exemples basés sur des études neurobiologiques et comportementales, les auteurs ont conclu qu’il existait un grand nombre de mécanismes qui pourraient éventuellement correspondre à des systèmes de modulation de la douleur, un peu comme les récepteurs opiacés des humains.
Il convient toutefois de la prendre avec des pincettes ; ces travaux ne constituent pas une preuve irréfutable que les insectes souffrent tous le martyre comme un humain lorsqu’ils perdent un membre. Pour l’affirmer, il faudrait commencer par mener des études poussées sur chaque espèce, puisque le mécanisme pourrait être très différent d’un insecte à l’autre.
En revanche, cette étude n’est pas inintéressante opur autant. Elle a le mérite de remettre cette possibilité longtemps négligée sur la table. Et c’est une bonne nouvelle, car cette question pourrait avoir des implications éthiques considérables.
Une question importante pour l’agroalimentaire de demain
L’objectif de ces travaux n’est pas faire la morale aux bambins qui arrachent les pattes des mouches. Si les chercheurs s’intéressent tant à la souffrance des insectes, c’est que ces derniers font partie des pistes envisagées pour répondre à la crise alimentaire.
Pour répondre à cette situation, de très nombreux laboratoires et institutions travaillent déjà à construire un nouveau modèle agroalimentaire basé sur les insectes. Le rendement d’une exploitation de ce genre est immensément supérieur à celui d’une ferme bovine, pour un impact environnemental très largement inférieur.
Mais ce n’est pas parce qu’on exploite des êtres vivants qu’on peut se permettre n’importe quel acte de cruauté. Il existe par exemple une réglementation stricte pour l’abattage des bovins en occident ; sur le papier, ils sont au moins censés être mis à mort sans douleur physique.