Dans la nuit du 2 août 2019, l’équipage d’un yacht privé naviguant en mer de Java a assisté à un spectacle déroutant : tout autour du navire, la mer semblait éclairée par elle-même. Au même moment, un satellite enregistrait également l’épisode, offrant là une toute première occasion d’étudier, en s’appuyant sur deux sources différentes, le phénomène rare et méconnu que sont les « mers lactées ».
Une mer lactée observée au large de l’Indonésie
Une portion de la zone maritime de Xiaoheishi, au large de la côte de la ville chinoise de Dalian, dans la province chinoise du Liaoning, illuminée par du phytoplancton en mai 2017. Ce phénomène, très commun, ne doit pas être confondu avec les « mers lactées », que l’on attribue à des bactéries. Ces dernières n’ont jamais été photographiées de façon satisfaisante.
Entre la fin du mois de juillet et le mois de septembre 2019, des capteurs satellites spécialisés dans les basses lumières avaient sonné l’alerte : une possible « mer lactée » (ou « laiteuse ») bioluminescente semblait s’être formée dans un périmètre de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres carrés au sud de Java, en Indonésie. Un phénomène rarissime et fort méconnu attribué à des bactéries lumineuses qui, la nuit, feraient briller uniformément et régulièrement de vastes étendues d’océans. Malheureusement, impossible pour les scientifiques de se rendre sur place, en pleine mer, au vu du caractère transitoire, spontané, et peu délimité de l’événement.
Le hasard a pourtant bien voulu les choses. Dans la nuit du 2 août 2019, les membres de l’équipage du Ganesha, un yacht privé de 16 mètres, s’étonnent de traverser une large bande d’eau de laquelle émane une étrange lumière. Perplexes, ils réalisent ce à quoi ils ont assisté qu’après le signalement d’une employée du navire : Naomi McKinnon a appris par le biais des médias qu’un satellite avait détecté dans leur périmètre une éventuelle « mer lactée ». Grâce au témoignage précieux des personnes présentes sur le bateau, un chercheur a ainsi pu confirmer, pour la première fois, l’une de ces détections satellites, et mettre en parallèle des photographies et des images satellites. Cette double observation fait l’objet d’un article publié dans les Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS) le 11 juillet 2022.
Une poignée de témoignages seulement
Les scientifiques estiment que les mers lactées ne surviennent que deux fois par an, tout au mieux, à la surface des océans du globe. C’est pourquoi les récits de navigateurs se comptent sur les doigts d’une main. Il y a d’abord le plus célèbre : celui de Charles Darwin et son équipage, qui auraient assisté à un tel événement alors que leur embarcation se trouvait non loin de la pointe de l’Amérique du Sud. En 1985, un navire de recherche de la marine américaine en rencontre une dans la mer d’Oman ; en 1995, c’est bâtiment transportant des marchandises qui en croise une autre au large de la Somalie.
Cette dernière sera confirmée seulement des années plus tard par un capteur satellitaire à faible luminosité, et fera figure de toute première preuve scientifique de leur existence. Steven D. Miller, chercheur à l’Institut de recherche dans l’Atmosphère (CIRA) de l’Université du Colorado (Etats-Unis), auteur de la présente étude, affirme que ces eaux laiteuses, « qui donnent à la surface de l’océan, la nuit, l’aspect surréaliste d’un champ de neige éclairé par un ciel sombre et sans lune », se produisent de préférence dans la région nord-ouest de l’océan Indien et du continent maritime. Elles ne doivent pas être confondues avec « les flashs éphémères de bioluminescence produits par le phytoplancton dans les eaux perturbées ». En effet, les mers laiteuses produisent une lueur constante, même en eaux calmes, que les scientifiques attribuent à des bactéries lumineuses qui communiqueraient entre elles. Lorsqu’elles atteindraient des populations critiques, selon un processus appelé « quorum sensing » (K.H. Nealson et al., 2006), ces dernières déclencheraient cette réponse lumineuse.
« L’océan tout entier était nettement plus lumineux que le ciel nocturne »
Durant l’été 2019, le Joint Polar Satellite System (JPSS), un instrument de nouvelle génération embarqué sur des satellites environnementaux de l’Administration océanique et atmosphérique américaine (NOAA), a été en mesure de référencer 12 candidats à un phénomène de mer lactée, dont un d’immense ampleur, s’étalant sur près de 100.000 kilomètres carrés : celui-là même dont l’équipage du yacht Ganesha a été témoin.
L’imagerie satellite du phénomène repéré en mer de Java le 2 août 2019, montrant une bande d’environ 100.000 km2 d’océan incandescent. En vert, la zone la plus lumineuse, et en bleu, la position du Ganesha. Crédits : David Miller/Université du Colorado
Après extraction des données satellites, il fut constaté que le Ganesha n’avait pas traversé les eaux les plus lumineuses, une zone située à environ 200 km au nord du navire ayant produit une luminosité 4 à 5 fois supérieure. Mais le spectacle n’en fut pas moins époustouflant pour son équipage, qui est parvenu à rapporter des images filmées et photographiques du phénomène, à l’aide d’une caméra Go-Pro et d’un téléphone Samsung Galaxy S9+.
« Des entretiens avec l’équipage ont permis d’obtenir des détails supplémentaires », écrit Steven D. Miller. « Ganesha est entré soudainement dans ces eaux lumineuses et, par la suite, l’océan tout entier était nettement plus lumineux que le ciel nocturne, maintenant une lueur homogène et constante jusqu’à l’horizon. Un échantillon de seau de ces eaux, dont la collecte n’a pas perturbé l’illumination à cet endroit, contenait plusieurs points de lueur constante qui s’assombrissaient en remuant – un comportement opposé à celui de la bioluminescence ‘normal’. De même, l’équipage a noté une vague d’étrave plus foncée, mais le sillage du navire n’avait aucun changement perceptible de luminosité par rapport aux eaux lumineuses environnantes. »
Ici, une combinaison bâbord/ tribord des deux photos, orientée vers la proue du navire (pointant vers l’ouest). La saturation de ces images numériques a été augmentée jusqu’à une intensité correspondant à la perception dont l’équipage s’est souvenu. Crédits : David Miller/Université du Colorado
« La couleur et l’intensité de la lueur ressemblaient à des étoiles ou des autocollants qui brillent dans le noir, ou à certaines montres dont les aiguilles sont lumineuses… une lueur très douce pour les yeux », ont rapporté les témoins à Steven D. Miller.
L’espoir d’un échantillonnage
Parce que de nombreuses questions relatives à la structure, à la composition et à l’importance de ces mers laiteuses subsistent, la prochaine étape consisteraient à en obtenir un échantillonnage. « Maintenant, avec la confirmation de la capacité du DNB à identifier les mers laiteuses indépendamment de l’espace, nous sommes dans une bien meilleure position pour les étudier. Comprendre la formation des mers laiteuses dans le contexte du couplage océan/atmosphère/biosphère peut nous aider à anticiper l’emplacement et le moment des événements futurs. Avec une confiance renouvelée dans nos observatoires spatiaux, une expédition dirigée vers une mer lactée entre dans le domaine du possible », conclut Steven Miller.
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