En mai 2021, une vidéo a fait sensation : le discours d’étudiants d’AgroParisTech invitant à la bifurcation écologique, sinon rien. Ce rappel à l’urgence climatique est un avertissement pour les entreprises : changez ou soyez désertées.
L’appel à l’éveil écologique de huit jeunes ingénieurs de l’école AgroParisTech constitue un avertissement pour les grandes entreprises.
« Les enjeux écologiques ne sont pas des « défis » auxquels nous devrions trouver des solutions en tant qu’ingénieurs », ont asséné huit jeunes ingénieurs de l’école AgroParisTech, le 30 avril, à l’occasion de leur remise de diplômes. Ce discours, qui prône la « bifurcation », voire la « désertion » du système pour lequel ils ont été formés, a non seulement marqué les esprits, mais marquera, peut-être, l’avenir des grandes entreprises porteuses des « jobs destructeurs » visés.
Montée en puissance
Avec déjà plus de 800 000 vues sur YouTube, la vidéo du discours de ceux qui se surnomment aujourd’hui les « agros qui bifurquent » est aussi bien qualifiée d’une « exceptionnelle puissance » par François Gemenne, chercheur belge à l’Observatoire Hugo et coauteur de plusieurs rapports du Giec, que « d’injuste » et « fataliste » par le directeur d’AgroParisTech, Laurent Buisson. Ce nouvel appel à « l’éveil écologique » n’est cependant qu’une goutte de plus dans un vase déjà bien rempli.
En 2018 déjà, un jeune ingénieur, nommé Clément Choisne, exprimait la même ferveur mobilisatrice à l’occasion d’une autre remise des diplômes, celle de Centrale Nantes. Cette intervention avait suscité la rédaction d’un manifeste « Pour un réveil écologique », signé par plus de 30 000 étudiants à travers la France, puis d’une association éponyme. D’autres groupes dans d’autres écoles d’ingénieurs se sont manifestés par la suite : « Effisciences », un collectif de 150 étudiants des écoles normales supérieures, s’est, par exemple, constitué en mai. La mobilisation, en septembre dernier, d’étudiants et d’enseignants de Polytechnique contre l’implantation d’un centre de recherche de TotalEnergies ne semblait pas non plus complètement étrangère au phénomène.
Une certaine représentation de la jeunesse militante…
Cet engagement public en faveur de la « bifurcation écologique » de la part de certains jeunes ingénieurs n’est pas nouveau. « Cette fraction d’ingénieurs tournée vers l’écologie existait déjà dans les années 1990-2000, énonce Yann Le Lann, sociologue à l’université de Lille et coordinateur du collectif Quantité critique, dont les travaux portent sur la nature de telles mobilisations. Mais il s’agissait d’une écologie experte, contextualisée. Aujourd’hui, leur action semble être entrée dans une nouvelle phase et se rapprocher davantage des formes classiques de mobilisation, comme le boycott ou les pétitions. »
Le mouvement rejoint, en cela, d’autres formes de mobilisations concomitantes plus larges de la jeunesse : notamment les marches et grèves climat de 2018, déclenchées par la démission de Nicolas Hulot, alors ministre de l’Écologie. Cette même jeunesse, dont les deux tiers (entre 18 et 30 ans, plus exactement), est prête à renoncer à postuler dans une entreprise ne prenant pas suffisamment en compte les enjeux climatiques, selon un sondage d’Harris Interactive de mars dernier. « Nous, les jeunes générations, subirons le plus les conséquences climatiques, souligne Pierre-Adrien Bréard, futur diplômé de Polytechnique et membre de l’association Pour un réveil écologique. Nous sommes encore jeunes, nous ne sommes pas pris par des obligations financières ou familiales. C’est le bon moment pour nous de nous poser des questions sur notre travail et sur la stratégie des entreprises dans lesquelles nous nous projetons. »
Ces jeunes ingénieurs ont également en commun avec les autres jeunes militants du climat de provenir d’un « salariat qualifié », dont la « sensibilisation politique de gauche est extrêmement portée sur l’écologie » et dont l’orientation professionnelle se dirige plutôt « vers la fonction publique et le non-marchand », selon Yann Le Lann. Et qu’ils sont conscients de la spécificité de leur position dans la société : « Nous sommes les futurs talents de demain, une force de frappe qui peut faire peur aux entreprises dont l’intérêt est de changer plutôt de nous voir les déserter », atteste Pierre-Adrien Bréard.
… au pouvoir d’influence non négligeable
Ce type d’actions peut pousser les grandes entreprises à prendre les enjeux écologiques en considération pour ne pas rebuter les jeunes talents
Caroline Lejeune, chargée de la communication du collectif Alumni for the Planet, qui rassemble depuis novembre 2020 d’anciens élèves d’écoles d’ingénieurs déjà insérés dans la vie active et les incite à transformer leurs entreprises en faveur de l’environnement, constate, elle aussi, ce pouvoir d’influence. « Ce discours, comme le manifeste de 2018, est un coup de semonce, qui secoue les choses et montre la voie. Les grandes entreprises commencent déjà à avoir une vraie difficulté à recruter. Ce type d’actions peut les pousser à prendre les enjeux écologiques en considération pour ne pas rebuter les jeunes talents. »
Cela étant, les paroles des « agros qui bifurquent » n’ont rien de réformistes. Elles n’invitent pas à la sensibilisation du grand public, comme Pour un réveil écologique et ses actions dans le métro parisien, ou des professionnels, comme Alumni for the Planet, mais à la désertion. « Nous refusons de servir le système et préférons choisir d’autres voies et construire notre propre chemin. »
Pour certains, comme Maxime Blondeau, enseignant à Sciences po et cofondateur, en 2020, de l’écosyndicat Printemps écologique, le mouvement est louable mais ce phénomène d’évasion s’inscrit dans une forme de « dangereuse technophobie » générale ou à « l’expression d’une division profonde dans le rapport à la technologie », lui préfère Yann Le Lann. Et d’ajouter : « Je fais partie de ceux qui militent pour que les personnes censées restent à l’intérieur des grands groupes afin de les transformer. » Idem du côté de Caroline Lejeune, qui soutient que « les entreprises ont besoin des ingénieurs pour se transformer de l’intérieur ». Les équipes du laboratoire d’idées The Shift Project ont justement lancé une plateforme, Shift Your Job, faisant la part belle aux entreprises pouvant contribuer à la transition écologique.
À la fin de cette année, une fois le seuil de deux ans d’ancienneté atteint, les représentants de Printemps écologique pourront se présenter aux élections professionnelles de leurs entreprises et participer à la négociation des accords collectifs en adéquation avec les enjeux écologiques. « C’est un levier de transformation juridique indispensable pour sensibiliser jusqu’aux dirigeants et membres des conseils d’administration », avance Maxime Blondeau. De plus, pour le sociologue lillois Yann Le Lann, l’appel au boycott et à la désertion se confronte « à des réalités objectives qui sont très compliquées : les étudiants dénoncent le greenwashing mais peinent à trouver, au-delà de cela, d’autres voies pour peser et transformer la société plus en profondeur ».
La formation, clé de voûte ?
En ce sens et en réponse à la dénonciation par les diplômés d’AgroParisTech d’une « formation qui pousse aux ravages sociaux et écologiques en cours », l’association Pour un réveil écologiste milite pour l’instauration d’une « formation environnementale obligatoire » pour les professionnels de tous les secteurs – y compris des décideurs – dans le Code du travail. Une récente tribune d’experts du climat (dont Jean Jouzel et Jean-Marc Jancovici) invite, quant à elle, les ministres à suivre une formation de vingt heures sur les enjeux écologiques.
Cependant, Yann Le Lann conclut que « le problème écologique n’est pas une question de formation, mais d’arbitrage », notamment politique. « Il est important que des ingénieurs se positionnent ainsi, mais ils ne gagneront pas seuls la bataille de la bifurcation écologique. La société entière doit pouvoir l’organiser et la construire », et si possible de la manière la plus démocratique possible.
actu-environnement