Jamais dans l’histoire du Sénégal un scrutin législatif n’aura été aussi serré. Selon les résultats publiés jeudi par la Commission nationale de recensement des votes, la coalition des partis alliés au président Macky Sall, Benno Bokk Yakaar, remporte 82 des 165 sièges de l’Assemblée nationale. Elle arrive donc en tête, d’un cheveu, mais perd la majorité absolue à un député près. Du jamais vu pour un parti au pouvoir. La coalition rivale de l’opposition, Yewwi Askan Wi, décroche 56 sièges, tandis que son partenaire Wallu Sénégal, la formation de l’ancien président Abdoulaye Wade, obtient 24 députés. A eux deux, ils totalisent donc 80 sièges. Le Parlement sénégalais est coupé en deux.
Les chiffres définitifs doivent être publiés par le Conseil constitutionnel sous cinq jours. Mais l’opposition, qui avait proclamé sa victoire dès le lendemain du vote, lundi, pourrait introduire des recours, allongeant légalement ce délai. «Nous rejetons ces résultats», a commenté Déthié Fall, l’un des dirigeants de l’alliance Yewwi Askan Wi-Wallu Sénégal. Un peu plus tôt dans la journée, il avait saisi la commission électorale pour lui demander «le droit de vérifier les procès-verbaux [de bureaux de vote] en vue de faire ses observations et réclamations éventuelles dans les délais légaux», ce qui lui aurait été refusé, selon ses dires. «Nous n’allons pas accepter une confiscation de la victoire. C’est une entreprise de fraudes massives orchestrées par des hommes politiques avec certainement la complicité de l’administration», avait dénoncé la figure la plus en vue de l’opposition, Ousmane Sonko.
«Il ne faut pas s’attendre à des miracles»
Yewwi Askan Wi dénonce notamment des irrégularités dans le déroulement du scrutin dans le Fouta, dans le nord du pays. Cette région largement acquise au président Macky Sall aurait enregistré des taux de participation et des scores favorables à la coalition Benno Bokk Yakaar anormalement élevés dans les départements de Ranérou, Podor, Matam et Kanel. «Les élections législatives consistent en un double scrutin parallèle. Pour les listes départementales [dont sont issus 112 députés], c’est la règle du scrutin majoritaire : celui qui arrive en tête rafle tous les sièges. Il est logique que dans le Fouta, Benno Bokk Yakaar gagne tous les sièges, explique un juriste sénégalais spécialiste du système électoral. En revanche, pour la liste nationale [53 députés, ndlr], la répartition se fait à la proportionnelle. Même si le Fouta est peu peuplé, gonfler les chiffres peut permettre de faire basculer un ou deux sièges à l’Assemblée. Or, l’élection s’est précisément jouée à un ou deux sièges.» L’expert ne croit pas, néanmoins, que les recours de l’opposition aboutiront. «Il ne faut pas s’attendre à des miracles. En amont du scrutin, le Conseil constitutionnel a déjà été largement décrié pour ses décisions en faveur du pouvoir.»
La campagne avait été émaillée de protestations violentes. Le 17 juin, trois personnes avaient été tuées pendant des émeutes. La contestation des résultats pourrait-elle à nouveau déborder dans la rue ? «En réalité, l’opposition est déjà satisfaite de cette victoire historique, glisse un responsable de l’alliance Yewwi Askan Wi-Wallu Sénégal. Il y a peu de chances qu’on mobilise les gens sur cette question.»
Dynamique des municipales amplifiée
Jeudi soir, le chef de l’Etat, imperturbable, a salué «l’exemplarité de notre démocratie, la crédibilité de notre système électoral» sur Twitter. A mi-parcours de son second mandat, Macky Sall, 60 ans, n’est pourtant jamais apparu aussi affaibli politiquement. Les thèmes de campagne de l’opposition – le pouvoir d’achat, la corruption, le refus d’un éventuel troisième mandat – ont fait mouche.
«Le score de l’opposition est sans précédent, rappelle Abdoul Wahab Cissé, doctorant en histoire. La dynamique des élections municipales, en janvier, lors desquelles elle avait fait une razzia sur les grandes villes du pays, se confirme, voire s’amplifie. Macky Sall, de son côté, n’a pas encore de dauphin et il n’a pas de successeur naturel : celui qu’il nommera Premier ministre dans les prochaines semaines sera évidemment scruté de très près.» Car l’élection présidentielle de 2024 est déjà dans toutes les têtes. «Le pouvoir de Macky Sall s’essouffle, mais l’opposition va devoir faire face à deux grands défis. D’abord, empêcher ses députés de passer la barrière et de rejoindre le camp présidentiel, une “transhumance” classique dans le jeu politique sénégalais. Ensuite, rester unie derrière un candidat commun, ce qui est plus compliqué pour une élection présidentielle que pour des législatives.»
LIBERATION