Les glaces des pôles ne sont pas seulement des merveilles environnementales prisées par les aventuriers en manque de grands espaces. Pour les chercheurs, les glaciers et le permafrost — ces zones où le sol demeure en dessous de 0 °c la grande majorité du temps — sont aussi un sujet d’étude particulièrement important par les temps qui courent.
Leur fonte progressive est l’une des manifestations les plus emblématiques du réchauffement climatique, et cette dynamique a de nombreuses implications ; elle participe notamment à l’inquiétante montée des eaux que l’on observe à l’échelle de la planète. De plus, depuis de longues années, des climatologues avertissent que ces structures gelées pourraient renfermer du matériel synonyme de mauvaise nouvelle par l’humanité.
Par exemple, de nombreux spécialistes considèrent que la fonte des glaciers et du permafrost pourrait constituer un point de basculement climatique très important. Il a déjà été prouvé que certaines de ces poches de glace contenaient de grandes quantités de gaz à effet de serre qui, une fois relarguées à la faveur du réchauffement, pourraient se transformer en véritable bombe à retardement climatique.
Le permafrost, une immense cryo-arche de Noé microbienne
Au-delà de ces gaz, la glace héberge aussi d’autres objets tantôt fascinants, tantôt préoccupants. On peut par exemple citer les somptueuses dépouilles d’animaux extrêmement bien préservés, comme le bébé mammouth Nun Cho Ga – un trésor pour les paléontologue.
Mais en plus de ces quelques spécimens rares, on trouve aussi des tas de micro-organismes conservés par le froid, qui pourraient sortir de leur torpeur pour recoloniser ces régions. Et il s’agit d’un scénario tout à fait plausible, comme nous l’avons encore constaté récemment. En 2016, une épidémie d’anthrax a frappé une petite localité du nord de la Sibérie ; elle a été attribuée à une vague de chaleur qui a décapé le permafrost, faisant ainsi émerger des carcasses d’animaux infectés avant d’être piégés par la glace.
Ce qui est encore plus préoccupant, c’est que ces nouveaux venus se mettraient à interagir entre eux et avec le reste de la faune locale, donnant ainsi lieu à un important brassage génétique. C’est un sujet d’étude déjà pris très au sérieux depuis un bon moment par les biologistes, car un tel événement pourrait changer complètement la dynamique des niches écologiques concernées.
Et si cette question est particulièrement vivace aujourd’hui, au sortir de la crise du coronavirus, c’est que ce brassage génétique pourrait aboutir à l’émergence d’un ou plusieurs pathogènes susceptibles de déclencher de nouvelles pandémies.
Des tas de biologistes se rendent donc régulièrement aux pôles pour tenter de mieux comprendre le risque posé par cette microfaune en hibernation forcée. Le dernier rapport en date, repéré par Futura, vient de l’équipe du Dr Stéphane Aris-Brosous ; avec son équipe de l’Université d’Ottawa, il a réalisé des prélèvements du côté du Lac Hazen. C’est un lac canadien situé à une latitude extrême, tout près du Groenland.
Sa particularité, c’est qu’il s’agit d’un reservoir qui recueille le produit de la fonte des glaciers avoisinants. Au passage, il récolte donc des tas de micro-organismes auparavant piégés dans ces montagnes de glace.
Un « terrain fertile » pour la prochaine pandémie ?
Les chercheurs ont commencé par draguer le fond du lac pour en remonter des sédiments chargés de matériel biologique. Ils en ont séquencé les génomes pour déterminer leur proximité avec les pathogènes modernes. Ils ont ensuite soumis le résultat des séquençages à un algorithme baptisé Random Ranglegram Partitions Algorithm, ou TaPas. C’est un programme très avancé qui étudie la compatibilité génétique entre certains organismes. Son objectif est de déterminer la probabilité de viral spillover, que l’on peut traduire par « débordement viral ».
Ces débordements surviennent lorsqu’une population donnée — en l’occurrence, la faune du lac — se retrouve exposée à un grand nombre de pathogènes — les micro-organismes auparavant piégés dans la glace. Cette niche écologique devient donc un véritable bouillon de culture; les gènes responsables de la pathogénicité peuvent y circuler et se recombiner de façon assez anarchique. De quoi faire émerger des tas de micro-organismes susceptibles d’infecter un nombre croissant d’espèces, et potentiellement l’Homme.
Au bout du processus, ils ont conclu que ces régions où les glaciers déversent de grandes quantités de matériel pourraient être particulièrement propices à cette dynamique. Par extension, elles pourraient même devenir des « terrains fertiles pour des pandémies émergentes ». Une conclusion qui confirme celles de nombreux autres chercheurs.
En revanche, plutôt que de développer un discours alarmiste, ils relativisent aussi ce risque. Ils rappellent qu’ils n’ont pas cherché à déterminer si ces micro-organismes pouvaient ou non infecter un hôte en particulier. Il ne faut donc pas en conclure que l’Arctique est aujourd’hui une zone mortelle; les voyageurs ont très peu de chances d’être exposés à des pathogènes exotiques — pour l’instant, du moins.
De plus, même s’il existe une corrélation évidente, il faut aussi faire une distinction importante ; l’ampleur de ce débordement viral ne détermine pas le risque d’épidémie humaine à lui tout seul. Pour en arriver à ce stade, il faut tenir compte de nombreux autres facteurs. Par exemple, il fadrait déjà qu’un de ces micro-organismes trouve un vecteur compatible et capable de voyager. Il devrait aussi pouvoir y persister durablement et s’y reproduire. Enfin, il lui faudrait aussi un moyen de voyager d’un hôte à l’autre dans un nouvel environnement.
Si toutes ces cases sont cochées, il existe effectivement un risque significatif de pandémie. Mais déterminer cette probabilité est beaucoup plus difficile que de quantifier le débordement viral dans une niche écologique donnée ; les chercheurs ont donc préféré botter en touche en s’abstenant de proposer une estimation.
« Nous pouvons avancer en toute confiance qu’en même temps que la température augmente, le risque de débordement viral dans cet environnement en particulier augmente », explique Aris-Brosou. « Est-ce que ça va conduire à des pandémies ? Nous ne le savons absolument pas ».
Priorité à la lutte contre le réchauffement climatique
Plutôt qu’un aveu d’échec, cette dernière phrase est surtout une forme d’avertissement. Car on sait que le changement rapide des conditions environnementales et, surtout, des pratiques de l’Homme (déforestation, élevage de masse, monoculture à grande échelle…) a déjà tendance à modifier le paysage microbien.
Comme la température, tous ces éléments font émerger de nouvelles pressions de sélection. Ces dernières forcent les micro-organismes à s’adapter au fil de la sélection naturelle; cela augmente le risque qu’un d’entre eux trouve refuge chez l’Homme. Le phénomène n’est donc pas limité à l’Arctique, loin de là. Il est même beaucoup plus important dans d’autres environnements à la biodiversité déjà foisonnante. On peut notamment citer les immenses exploitations agricoles qui émergent de jungles tropicales déboisées.
Pour les chercheurs, il y a donc urgence à explorer toutes ces niches écologiques. Ils comptent ainsi estimer ce risque le plus précisément possible. Et il faudra le faire dans les plus brefs délais — tout en restant bien conscients que jusqu’à preuve du contraire, le risque épidémiologique associé à la fonte des glaces reste moins préoccupant que le désastre climatique actuel.
« Nous avons un besoin urgent d’explorer les mondes microbiens partout sur la planète pour contextualiser ces risques », explique Arwyn Edwards, directeur d’un centre de microbiologie environnementale à l’Université d’Aberystwyth cité par le Guardian.
« Deux choses sont très claires désormais », continue-t-il. « La première, c’est que l’Arctique se réchauffe rapidement, et les risques majeurs pour l’humanité proviennent de son influence sur le climat. La deuxième, c’est que des pathogènes originaires d’autre part trouvent leur chemin dans les écosystèmes vulnérables de l’Arctique. »
Morale de l’histoire : en attendant d’en savoir plus, la piste la plus évidente sera toujours de limiter l’impact du réchauffement climatique pour que ces micro-organismes restent prisonniers des glaces aussi longtemps que possible.