Après la COP27 sur le climat, les représentants du monde entier se retrouvent à partir de mercredi à Montréal pour la COP15 Biodiversité, avec un nouveau défi : approuver une feuille de route à même de sauvegarder la nature d’ici 2030. Un enjeu crucial, martèlent les scientifiques, notamment pour le rôle majeur que joue la biodiversité dans la lutte contre le dérèglement climatique, alors même qu’elle en est l’une des premières victimes.
« L’enjeu est crucial. Nous vivons actuellement une crise de la biodiversité », martèle Philippe Grandcolas, écologue et directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). « Or, elle est indispensable à la survie humaine. Elle nous sert à nous nourrir, à avoir de l’eau potable et elle joue un rôle majeur sur notre santé. Mais surtout, elle a un rôle indispensable dans l’équilibre de la planète. »
Au total, aujourd’hui, selon l’IPBES – les experts biodiversité de l’ONU, l’équivalent du Giec dans le domaine du climat –, 70 % des écosystèmes mondiaux sont dégradés, largement à cause de l’activité humaine, et plus d’un million d’espèces sont menacées de disparition. Chez les vertébrés, qui représentent 5 % des espèces animales connues mais aussi les plus suivies, « notre précédent rapport ‘Planète vivante’ faisait état d’une chute de 68 % de la population totale en 2020 », note Pierre Cannet, directeur du plaidoyer à WWF France. « Perdre 1 % en deux ans, c’est énorme. Pour des espèces déjà peu nombreuses, cela peut signifier l’extinction. »
Le dérèglement climatique, une menace de plus en plus forte
Depuis plusieurs années, l’IPBES étudie en détail les causes de cette « crise de la biodiversité ». Selon un classement qu’elle a établi, la première menace qui pèse sur les espèces est le changement d’usage des terres et la fragmentation des espaces, notamment en lien avec l’agriculture. Ensuite vient la surexploitation avec la pêche, la chasse ou encore le braconnage. Suit le dérèglement climatique, à égalité avec les pollutions et les espèces invasives.
« Dans la majorité des cas, les facteurs sont en réalité multiples », précise Philippe Grandcolas, membre de l’institution. « Mais le dérèglement climatique est en passe de devenir la menace la plus importante. Plus il s’accentue, plus les écosystèmes sont perturbés, avec des conséquences sur la faune et la flore. »
Les exemples ne manquent pas. Depuis trente ans, la population d’éléphants de forêt africains a diminué de 86 %. En cause, en premier lieu, le braconnage et le commerce illégal, responsables de la mort de 20 000 à 30 000 pachydermes chaque année, selon le WWF. Mais avec les sécheresses à répétition induites par le dérèglement climatique, les ressources en eau, vitale pour cette espèce qui en consomme 150 à 200 litres tous les deux jours, viennent à manquer et mettent en péril leur survie.
Même constat pour les tortues luth, en Guyane. En vingt ans, leur population a diminué de 95 %. Un effondrement qui s’explique par la dégradation de leur habitat par les humains et par la pêche illégale. « Mais le dérèglement climatique vient aussi perturber leur reproduction car la température de l’air et du sable influe sur la probabilité que naisse un mâle ou une femme », détaille WWF. La population se retrouve ainsi déséquilibrée au gré des vagues de chaleur successives.
« Aujourd’hui, il y a peu d’espèces dont on attribue l’extinction uniquement au réchauffement climatique », poursuit Camille Parmesan, directrice de recherche au CNRS et autrice d’un rapport conjoint du Giec et de l’IPBES sur les liens entre réchauffement climatique et biodiversité publié en 2021 – le premier du genre. « C’est le cas du Melomys de Bramble Cay, un petit rongeur qui vivait sur de petites îles entre l’Australie et la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Les scientifiques ont montré que sa disparition est due à la submersion de son habitat », détaille-t-elle. « Nous avons aussi relevé la disparition de 92 espèces d’amphibiens, tués à cause de la prolifération d’un champignon. On a la preuve que celui-ci s’est développé parce que le dérèglement climatique, en modifiant les écosystèmes, lui a offert des conditions propices. »
Si le nombre d’espèces éteintes à cause du dérèglement climatique reste faible, l’augmentation des phénomènes météorologiques extrêmes provoque aussi de plus en plus d’épisodes de mortalité massive aussi bien chez les mammifères que chez les oiseaux, poissons ou arbres. « En Australie, on a dénombré la mort de 45 000 renards volants, une espèce de chauve-souris, en une seule journée de canicule », s’exclame-t-elle. Autre exemple : cet été, en France, les records de température ont entraîné des phénomènes de canicule marine en Méditerranée, tuant des milliers de poissons et de crustacés.
« À cela, il faut ajouter tous les changements de comportement, notamment les migrations, induits par la modification du climat. Certaines espèces essaient de se déplacer vers des milieux qui leur sont plus favorables, perturbant encore les écosystèmes », abonde-t-elle.
La biodiversité, acteur majeur du stockage du carbone
Cette crise de la biodiversité a de multiples conséquences sur les activités humaines. À certains endroits, elle peut perturber une économie dépendant de la pêche ou de la chasse, ou encore avoir des conséquences néfastes sur le secteur du tourisme… Mais surtout, ces évolutions ont des effets sur la régulation du climat.
« C’est un cercle vicieux. La biodiversité est une victime du réchauffement climatique, mais elle est aussi l’un des outils majeurs pour lutter contre », explique Sébastien Barot, chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD). « Les écosystèmes jouent un rôle majeur dans le stockage du carbone. Les forêts, les zones humides, les mangroves ou encore les eaux profondes sont de vrais puits de CO2. Quand ils disparaissent, c’est autant d’émissions relâchées dans l’atmosphère », rappelle-t-il. Aujourd’hui, les scientifiques estiment que les terres et l’océan absorbent déjà près de 50 % du CO2 des émissions humaines.
« Citons aussi l’eau et les sols, qui filtrent nos pollutions, ou encore les bourdons, qui sont indispensables à la reproduction des végétaux », poursuit-il.
Et toute la biodiversité joue un rôle. « Dans le cas des végétaux, l’impact sur le climat est évident : on voit une forêt brûler, on voit le puits de carbone disparaître », illustre Philippe Grandcolas. « Mais la survie de la planète tient dans un savant équilibre. Disons qu’un groupe de grenouilles meurt subitement dans un habitat donné. Aussi insignifiant que cela puisse paraître, cela aura un impact : en disparaissant, elle modifie les conditions du milieu dans lequel elle vit. Cela peut, par exemple, permettre à d’autres espèces de se développer, mettre à mal la flore et amener progressivement à la destruction de l’écosystème. Celui-ci ne jouera donc plus son rôle de régulation climatique. »
Deux crises, une même solution ?
Face à ce constat, tous les spécialistes interrogés par France 24 ont le même message : il faut lutter conjointement contre la crise climatique et la crise de la biodiversité. « On a tendance à traiter les deux séparément. Mais les deux vont de pair. Elles doivent faire l’objet d’un combat commun, avec la même importance », insiste Philippe Grandcolas. « Et pour cela, il faut rendre la place qu’elle mérite à la nature. »
À la veille de la COP15, les scientifiques et le WWF appellent ainsi à multiplier les « solutions basées sur la nature ». Parmi elles, la principale mesure consiste à augmenter la densité des espaces protégés. Ces derniers couvrent actuellement 17 % des terres et 8 % des océans. « Il faudrait que ce soit entre 30 et 50 % de la planète », estime l’écologue, qui réclame aussi une politique mondiale plus efficace dans la lutte contre la déforestation. Un levier d’action, qui contribuerait à préserver la biodiversité tout en réduisant les émissions de gaz à effet de serre de 0,4 à 5,8 milliards de tonnes de CO2 par an, selon l’IPBES.
« Il y a aussi beaucoup de choses à réfléchir du côté de l’agriculture », lance Sébastien Barot. « Nous avons besoin d’une agriculture plus durable, en développant l’agroécologie et l’agroforesterie. Nous pouvons améliorer la gestion des terres cultivées, limiter l’utilisation des engrais… Là encore, cela aiderait à la fois la biodiversité et le climat. »
« Mais protéger ne suffit plus. 70 % des terres sont aujourd’hui dégradées. Il est aussi indispensable de mettre en place des politiques plus importantes de restauration des écosystèmes », continue de son côté Camille Parmesan. « Cela permettra de recréer des habitats pour les animaux et les plantes, et les conséquences bénéfiques pour le climat suivront d’elles-mêmes. »
« Et tout doit être réfléchi en synergie », insiste la directrice de recherche au CNRS. « Par exemple, il ne faut plus planter des arbres uniquement pour compenser son empreinte carbone. Il faut le faire en réfléchissant à l’équilibre des écosystèmes. Car les grandes plantations en monocultures ne sont pas bonnes pour la biodiversité. D’ailleurs, elles ne sont pas très bonnes non plus pour le climat car elles sont plus vulnérables aux aléas climatiques… »
Au total, estiment les trois scientifiques, « les solutions fondées sur la nature pourraient fournir environ un tiers des mesures d’atténuations climatiques ». « Mais la nature ne peut pas tout. Il faut évidemment accélérer les réductions des émissions de gaz à effet de serre liées aux activités humaines. »
Autant de leviers d’action qui sont au menu de la COP15 pour la biodiversité. Mais avant de parvenir à un accord, l’argent risque de rester une question brûlante. Le Brésil, soutenu par 22 pays, a demandé que les États riches fournissent « au moins 100 milliards de dollars par an jusqu’en 2030 » aux pays en développement pour financer la protection de la nature. Une demande à laquelle les Européens restent réticents.
france24