Mercredi sort au cinéma « La (Très) Grande Évasion », un documentaire mordant qui analyse les rouages de l’évasion fiscale et son impact sur nos sociétés. France 24 a rencontré son réalisateur, Yannick Kergoat.
« L’évasion fiscale est un sport auquel seuls les très riches peuvent jouer ». Cette phrase, prononcée par l’économiste britannique John Christensen, résume à merveille le message de « La (Très) Grande Évasion ». Le documentaire de Yannick Kergoat, qui sort dans les salles obscures françaises mercredi 7 décembre, expose les rouages des montages financiers, utilisés par de nombreuses multinationales et particuliers fortunés à travers le monde, pour déplacer leurs profits dans des territoires à la fiscalité avantageuse afin d’échapper à l’impôt.
Alors que plusieurs scandales, alimentés par des lanceurs d’alertes, ont déjà donné un aperçu ces dernières années de l’ampleur de la fraude, ce nouveau documentaire tente de dresser une vision d’ensemble, soulignant l’impact de cette pratique sur l’accroissement des inégalités, tout en questionnant la volonté des pouvoirs publics à lutter contre ce fléau. Car rien qu’en France, l’évasion fiscale pourrait atteindre jusqu’à 100 milliards d’euros par an, soit l’équivalent du tiers des recettes globales de l’État.
France 24 : Pourquoi vous être attaqué à ce sujet, qui peut paraître technique, pour un film de cinéma et comment avez-vous organisé votre travail ?
Yannick Kergoat : Le projet est né d’abord à l’initiative de Bertrand Faivre, producteur de films de fiction et de documentaires, qui a eu l’idée de nous réunir, Denis Robert et moi, pour travailler sur un projet commun. J’ai coréalisé il y a quelques années le film « Les Nouveaux Chiens de garde » sur le rapport entre les médias, les politiques et les puissances industrielles, qui avait eu un certain succès. Denis Robert, journaliste, connaît très bien les affaires de criminalité financière et avait notamment travaillé sur l’affaire Clearstream. Ensemble, nous avons cherché un sujet sur lequel travailler et nous nous sommes arrêtés sur la question des paradis fiscaux.
Le défi était d’éviter le discours surplombant universitaire pour au contraire créer une proximité et inclure le spectateur dans la discussion. Nous avons pris le parti d’expliquer les mécanismes et qui en sont ses acteurs mais aussi de pointer du doigt les responsabilités politiques. Pourquoi parle-t-on de cette question depuis des années sans jamais la résoudre ? Il était essentiel pour nous de faire un film de cinéma pour conserver une liberté totale. Comme les chaînes de télévision ne trouvaient pas notre projet assez « bankable », nous avons organisé un crowdfunding (ou financement participatif, NDLR) qui nous a permis de récolter des fonds. Nous avons ensuite épluché les textes de loi ainsi que de nombreux rapports internationaux sur le sujet et contacté des experts. Par le biais du crowdfunding, des magistrats, des agents de chez Tracfin (le service de renseignement français chargé de la lutte contre le blanchiment d’argent, NDLR) et des conseillers nous ont également contactés et ont alimenté notre travail de recherche. Finalement, Denis Robert a été appelé sur d’autres projets et j’ai poursuivi le film seul. C’est un processus qui a duré trois ans.
À de nombreuses reprises dans votre film, les industriels mais aussi des politiques rappellent que les montages financiers qui permettent d’exfiltrer les capitaux vers les paradis fiscaux ne sont pas illégaux. Est-ce cette « zone grise » qui permet à cette pratique de perdurer ?
Effectivement, les grandes entreprises se réfugient derrière cet argument car elles profitent d’accords fiscaux passés entre les pays – des accords qui sont donc légaux. Il en va de même pour certains particuliers qui obtiennent des « passeports dorés » auprès d’États qui, en échange d’investissements dans le pays, leur offrent une résidence fiscale dans un endroit où ils ne paieront aucun impôt. Tout ceci est légal. Néanmoins, même en droit, il y a des limites, c’est ce qu’on appelle l’abus de droit. Si le dispositif que vous utilisez a pour but principal de faire évader de l’argent, c’est-à-dire de déplacer vos bénéfices sur des territoires pour éviter la fiscalité, alors la démarche est illégale. La frontière est donc très fine.
Ce que les grands cabinets de conseil proposent à leurs clients, c’est de mettre en place des schémas d’optimisation qui sont légaux tant que la justice n’en a pas décidé autrement. On joue de l’interprétation d’un mot, de la définition de telle ou telle activité ou profit pour rentrer dans les cases de la loi fiscale du pays concerné. Tout le monde s’engouffre dans la brèche et on se retrouve avec une énorme industrie de l’évasion fiscale qui travaille à réaliser ces montages, incluant les banques, les cabinets de conseil, les lobbys, les prête-noms, les gestionnaires de fortune et j’en passe. C’est tout une industrie qui vit de cette pratique et travaille pour la faire perdurer.
Un passage particulièrement savoureux du film montre une audition, devant le Parlement britannique, d’experts financiers qui ont à la fois conseillé les gouvernements sur la mise en place de lois fiscales et aiguillé les multinationales sur la manière de les contourner. Expliquez-nous comment vous êtes tombé sur cette séquence ?
Je m’intéressais à ces cabinets d’audit internationaux, les « Big Four » [Deloitte, Ernst & Young (EY), PricewaterhouseCoopers (PwC) et KPMG, NDLR], qui captent à eux seuls 90 % du marché du conseil fiscal aux entreprises. Ces géants, qui génèrent des profits énormes et emploient des dizaines de milliers de personnes partout dans le monde, sont à la fois des cabinets d’audit et de conseil fiscal. Ce sont eux qui sont à la manœuvre quand une entreprise cherche à optimiser ses impôts et donc à trouver des failles dans les systèmes fiscaux des nations pour déplacer des bénéfices. Ces cabinets s’expriment très peu publiquement sur leurs activités mais j’avais eu vent d’une audition devant une commission parlementaire au Royaume-Uni, dirigée par la députée travailliste Margaret Hodge.
Pour mettre en place des règlements plus résistants à l’évasion fiscale, les États pourraient faire appel à des universitaires, à des ONG expertes de la fiscalité ou à des juristes qui ont à cœur l’intérêt commun. Mais ce sont ces grands cabinets que l’on emploie. C’est ce qu’on appelle une porte tournante, ils passent d’un côté et de l’autre de l’intérêt général.
Votre film dresse un bilan assez sombre de la lutte contre l’évasion fiscale. Y a t’il tout de même des avancées ? Quel impact souhaitez-vous avoir avec ce film ?
Pour ce qui est des progrès, il faut citer le travail journalistique, car tout ce qu’on a appris ces vingt dernières années de manière conséquente sur les pratiques d’évasion fiscale est le fruit d’enquêtes, basées bien souvent sur des fuites de documents, qui demandent un travail considérable. Dans ce domaine, la collaboration de nombreuses rédactions en « consortiums » est une nouveauté qui a porté ses fruits. Il faut protéger ce travail essentiel ainsi que les lanceurs d’alerte. Mais le travail journalistique publié sous forme de feuilleton a ses limites : les « Panama Papers » (2016) ont fait beaucoup plus de bruit que les « Pandora Papers » (2021), alors que les révélations étaient beaucoup plus importantes lors du second scandale. L’intérêt des spectateurs et auditeurs s’amenuise. De plus, ces enquêtes génèrent un effet loupe : on voit la trompe, on voit la patte de l’évasion fiscale mais jamais l’éléphant en entier.
Le risque est de laisser croire que cette pratique est un défaut, un effet pervers du système néolibéral dont on pourrait s’accommoder, alors qu’il s’agit d’un rouage très important du système. Un rouage qui a des conséquences très concrètes sur nos vies, par la croissance des inégalités et par la construction de multinationales gigantesques avec un pouvoir d’influence politique démesuré. Tout ceci a un coût : quelles politiques peut-on mener si nous n’avons pas de marge budgétaire ? Des politiques d’austérité, comme on en vit depuis 25 ans. Tous les jours, on constate les difficultés des États à financer les politiques publiques, comme la transition écologique par exemple. Pendant ce temps, notre président explique qu’il ne faut pas taxer les « superprofits » de Total alors que le groupe domicilie ses profits hors de France.
On constate, par ci par là, des progrès dans la lutte contre l’évasion fiscale. Mais la question est très loin d’être réglée et les fraudeurs conservent toujours un temps d’avance.
france24