Al jazeera : chers téléspectateurs, permettez-moi de souhaiter la bienvenue à notre invité le Président MackySall, président de la République du Sénégal et président en exercice de l’Union africaine, dans un entretien en direct à partir de la capitale sénégalaise Dakar où se tient le Sommet Dakar 2, sous le thème « nourrir l’Afrique : souveraineté alimentaire et résilience ».
Excellence Monsieur le Président, Marhababikoum.
Président MackySall : Marhababikoum, merci beaucoup. Je suis très heureux d’intervenir sur les antennes d’Al jezeera à l’occasion de cet important sommet africain au Sénégal sur la sécurité alimentaire dans le continent.
Al jazeera : Excellence M. le Président, le monde fait face à une crise alimentaire particulièrement aiguë. Mais dans le continent africain, lui seul, près de 249 millions de personnes sont confrontées à la famine, soit près du tiers des populations qui souffrent de famine dans le monde.
Pourquoi le continent n’a pas été en mesure jusqu’à présent d’assurer sa propre sécurité alimentaire, et a fortiori, de se positionner comme source d’approvisionnement alimentaire pour le monde entier ?
Président MackySall : votre question est pertinente. Pourquoi l’Afrique n’est pas capable d’assurer sa propre nourriture, alors qu’elle a une population d’un milliard quatre cents millions d’habitants, de vastes terres agricoles, plus de 65% des terres arables non exploitées dans le monde et un important potentiel fluvial. C’est un énorme paradoxe en effet qu’un continent qui dispose de toutes ces potentialités, avec des populations en mesure de travailler et de l’eau en abondance, ne puisse pas subvenir à ses propres besoins alimentaires. Il y a des raisons à cela, des raisons qui remontent très loin en rapport avec l’histoire de la colonisation, les méthodes culturales et les espèces cultivées.
Mais le phénomène colonial n’explique pas tout. D’autres facteurs entrent en jeu, tels que la paix. Aucun développement n’est possible en dehors d’un environnement de paix. Or, partout en Afrique, au Sahel, dans la région des Grands lacs, dans la zone du lac Tchad, au Mozambique, en Afrique équatoriale, il existe de nombreux conflits, des situations d’insécurité liées au terrorisme international, mais aussi à l’instabilité au sein même des Etats. Tous ces facteurs s’ajoutent aux changements climatiques qui rendent les conditions difficiles et aléatoires. Il est pratiquement impossible d’établir des prévisions pluviométriques. Une année c’est la sécheresse, l’année suivante ce sont les inondations et l’agriculteur africain n’a pas les moyens lui permettant de tirer le meilleur parti des quantités d’eau disponibles. Quand les dispositions de maîtrise des eaux sont mises en place pour la réussite des campagnes agricoles, c’est la pluie qui fait défaut.
L’ensemble de ces facteurs conjugués au manque d’investissement dans le secteur agricole, à la faiblesse des méthodes agricoles traditionnelles, à l’absence d’utilisation des engrais à des niveaux suffisants comme dans d’autres régions, tous ces facteurs donc handicapent le rendement de l’agriculture et expliquent pourquoi notre continent reste dépendant pour son alimentation. Il nous revient à nous, en tant que responsables, de mettre un terme à cette situation et d’agir pour que le continent réalise son autosuffisance alimentaire, à travers l’amélioration de la productivité, la diversification de la production céréalière, la bonne utilisation des engrais. Nous sommes engagés dans ce combat au niveau de l’Union africaine, avec l’appui de nos partenaires extérieurs comme les États-Unis, où nous en avons discuté lors du dernier sommet Afrique-États-Unis.
De fait, la conjoncture engendrée par la pandémie du Coronavirus et la guerre en Ukraine ont mis en évidence cette dépendance sur le plan alimentaire et il nous appartient aujourd’hui de trouver la réplique adéquate et d’attirer les investissements dans le domaine agricole, ‘irrigation, mécanisation et autres, afin que l’Afrique puisse assurer sa nourriture et contribuer à l’alimentation à l’échelle mondiale. C’est là notre ambition immédiate.
b[Al jazeera : je suis heureuse de constater que vous avez abordé plusieurs points avec franc-parler. Permettez-moi de revenir à la question des conflits. Ce problème, Excellence M. le Président MackySall, constitue malheureusement l’une des caractéristiques les plus marquantes du continent africain. Cela m’amène à poser une question sur le rôle que vous avez entrepris à ce sujet, en tant que président en exercice de l’Union africaine, et votre vision du rôle que l’UA peut jouer en ce qui concerne le règlement des tensions et des conflits en Afrique.]b
Président Macky Sall : l’Union africaine mène de grands efforts. Mais vous savez, l’Afrique est très vaste. Il est plus aisé par exemple de voyager de Dakar à New-York que d’aller de Dakar vers l’Afrique du Sud et il faut 9 heures pour joindre Djibouti à partir de Dakar comme pour aller à Doha. Dans un continent aussi vaste, aussi peuplé, avec une grande diversité ethnique et des contextes très divers, les solutions ne sont pas faciles mais nous y sommes fortement engagés, tant au niveau de l’Union africaine qu’au niveau de ses différentes zones géographiques : l’Afrique de l’Ouest avec ses 15 pays, l’Afrique de l’Est, la SADEC, l’Afrique centrale et l’Afrique du Nord. Chacune de ces zones travaille sur des mécanismes de paix et de stabilité. Et l’Union africaine dans son ensemble œuvre pour l’institutionnalisation d’une structure de paix.
Le déploiement d’une force de maintien de la paix est complexe, nous avons des partenaires qui nous soutiennent mais cela ne suffit pas. Notre politique est de dire que les Nations-Unies, le Conseil de sécurité qui a pour mission de faire régner la paix dans le monde doit financer la guerre contre le terrorisme. C’est une question fondamentale. Les pays à économies fragiles ont peu de ressources pour se développer. Ils doivent orienter leurs moyens limités vers les secteurs prioritaires comme l’éducation, la santé et autres. La question concerne donc le financement, les ressources et les moyens matériels requis pour la lutte contre le terrorisme. Du moment que le Conseil de sécurité ne veut pas prendre en charge cette mission qui est normalement la sienne, à cause des grandes puissances, des membres permanents, nous aurons toujours des problèmes, mais cela n’affaiblira pas notre volonté et notre manière d’agir. Nous disposons d’un montant de 285 millions de dollars, une somme modeste pour de grandes opérations d’intervention, de maintien de la paix et de déploiement de forces. Il est nécessaire de la doubler ou la tripler pour que nous puissions instaurer la paix sur le continent africain et la préserver efficacement contre le terrorisme international et particulièrement pour le règlement des conflits. L’enjeu est là et l’Union africaine y travaille en permanence.
b[Al jazeera : Parce qu’on parle des conflits et du terrorisme, il y a eu une déclaration selon laquelle la crise libyenne, l’un des conflits qui concernent l’Afrique, a exacerbé l’ampleur et l’intensité du terrorisme sur le continent. Qu’est-ce l’UA a fait pour le règlement de cette crise qui a duré dans le temps et qui se corse chaque fois qu’on pense lui avoir trouvé une solution ?]b
Président Macky Sall : je souris mais ce n’est pas pour le sourire. Le cas libyen est l’exemple type qui démontre que l’intervention extérieure est la cause principale de la déstabilisation. La Libye avait des problèmes intérieurs, elle avait sa voie pour traiter les contradictions au sein du peuple libyen, elle bloquait le flux des mouvements terroristes vers le sud et empêchait l’immigration clandestine vers le nord. Depuis qu’elle s’est enlisée dans cette spirale, toutes les armes qui étaient dans le pays ont été transférées vers le sud pour venir alimenter l’instabilité dans la région du Sahel. Des pays sont à l’origine de cet état de choses.
Aujourd’hui, le pays est abandonné à son sort, alors que certaines parties doivent intervenir, comme la France et l’Union européenne qui disposent de mécanismes d’intervention dans la région du Sahel. Les Africains avaient proposé de les laisser discuter avec Kadhafi, s’il veut quitter le pouvoir qu’il le quitte dans le respect de sa dignité. Personne ne les a écoutés et le régime a été démantelé.
Depuis 2011, la Libye ne parvient pas à s’engager dans un dialogue interne qui puisse conduire à une réconciliation en vue de reconstruire leur pays, au bénéfice de la Libye et de l’Afrique. Ceci est l’exemple d’une intervention extérieure qui a provoqué une situation d’instabilité et c’est ce que nous condamnons. A chaque fois, nous disons venez avec nous pour un soutien et non pour changer les choses de cette manière.
b[Al jazeera : Mais l’actuel émissaire des Nations-Unies est un Sénégalais et votre excellence déploie des efforts dans le sens d’un dénouement de la crise. Le chef du gouvernement Abdel Hamid Debiba s’y emploie aussi. Que pouvons-nous savoir des derniers développements et si vous avez une approche ou une proposition de règlement ?]b
Président Macky Sall : Oui, nous avons envoyé un politicien et diplomate, d’abord pour aider les Libyens à se parler entre eux, de façon à instaurer un dialogue inter-libyen. Toute autre partie de par le monde doit appuyer ce dialogue, afin d’aider le peuple libyen à trouver une approche de sortie de crise. Il n’appartient ni à l’Union africaine ni aux Nations-Unies d’imposer une formule donnée en disant qu’elle est la meilleure. Je pense que les différentes parties en présence doivent dialoguer entre elles et nous les encourageons dans cette voie. C’est entre libyens qu’ils doivent parvenir à une sortie de crise et choisir le régime politique qui leur convient, puis organiser des élections. On ne peut pas tenir des élections quand les conditions essentielles ne sont pas réunies.
Mais nous discutons avec le gouvernement libyen et les autres parties, dans l’espoir que ce dialogue débouche sur une entente durable susceptible de conduire à une réconciliation qui donnera, à son tour, une forte impulsion au processus constitutionnel, suivant le modèle que les Libyens eux-mêmes auront choisi. Donc, nous devons les accompagner, les soutenir et les appuyer. Que ce soit au niveau de l’Union africaines, des pays du Golfe, de l’Union européenne ou de la Turquie, nous devons faciliter le processus, de manière à aider les libyens à résoudre leurs problèmes, des problèmes qui leur ont été imposés de l’extérieur.
Al jazeera : Excellence M. le Président, nous avons débuté cet entretien en parlant de la crise alimentaire. Nous restons dans ce cadre pour évoquer la crise entre l’Ethiopie et l’Egypte au sujet du barrage de la Renaissance. Vous êtes le président en exercice de l’UA et depuis les pourparlers de Kinshasa, nous n’avons vu aucun progrès dans ce dossier. Il est prévu que l’Ethiopie procède à la troisième phase de remplissage, ce que rejette l’Egypte qui estime qu’un accord négocié est nécessaire, car la mise en service du barrage sans un préalable contraignant menacerait la sécurité nationale de l’Egypte dans les domaines de l’alimentation, de l’énergie et autres.
Comment voyez-vous cette question ?
Président MackySall : Oui, c’est un sujet et un problème difficiles, comme toutes les questions d’ordre diplomatique. Les pays situés sur les bords du Nil, Zimbabwe, Etats de l’Organisation des Grands lacs, Ethiopie, Soudan et Egypte, doivent se retrouver et comprendre qu’il s’agit d’un bassin qu’ils doivent partager et aucun pays ne doit se l’approprier individuellement. Chacun de ces Etats doit en tirer profit, l’Ethiopie veut avoir son barrage pour produire de l’Electricité, mais cela ne doit pas se faire au détriment de l’Egypte et des eaux du Nil. Donc, nous avons discuté avec chacune des parties, en tant qu’Union africaine, nous savons que d’autres partenaires interviennent également pour faciliter la conclusion d’un accord, notamment les pays du Golfe, mais tant qu’un règlement n’est pas obtenu, il est difficile d’en parler.
J’ai dit à nos frères égyptiens et éthiopiens qu’au Sénégal nous avons un exemple de gestion des eaux communes à travers le fleuve Sénégal, long de 1 700 km et qui concerne quatre pays : la Guinée, où le fleuve prend sa source, le Sénégal, la Mauritanie et le Mali. Il y a 40 ans, nous avons mis en place un Comité permanent des eaux et chaque fois qu’un des Etats membres veut faire usage des eaux, le Comité examine sa demande, détermine la question et délivre les autorisations nécessaires. Nous avons des barrages pour la production d’énergie, des canaux d’irrigation pour l’agriculture en fonction des quantités autorisées. C’est une exploitation positive du fleuve et de son delta. Pour le barrage de la Renaissance en Ethiopie, il est nécessaire d’instaurer un dialogue permanent et constructif qui permet à chaque pays de résoudre ses problèmes, mais dans un esprit de concertation et de dialogue. Techniquement il n’y a pas de difficultés, le problème se situe à un niveau politique et une volonté politique est indispensable pour qu’une solution soit trouvée, surtout que plusieurs formules de coopération sont envisageables.
Al jazeera : Pourquoi, à votre avis, l’exemple de la gestion du fleuve Sénégal, dont vous venez de parler concernant le partage des eaux entre quatre pays riverains serait difficile à appliquer au cas entre l’Egypte et l’Ethiopie ? Du côté égyptien, certains disent que la partie éthiopienne s’entête au sujet d’un accord contraignant et de l’autre côté, on dit que l’Egypte veut avoir le fleuve et les bénéfices qui en découlent pour elle seule et s’oppose aux projets de développement en Ethiopie.
Qu’en pensez-vous ?
Président MackySall : oui, chaque pays détient une partie de la vérité, de la réalité et de l’histoire. Nous ne perdons pas l’espoir que les deux Etats garderont le contact et finiront par s’entendre. L’Union africaine œuvre dans ce sens. Tous doivent se retrouver autour d’une table de négociations et discuter. Sans discussion, aucune solution n’est possible. Tant qu’une volonté politique réelle existe, il y aura toujours une chance de parvenir à un règlement qui permette à l’Ethiopie d’avoir son barrage, sur la base d’une entente entre les deux parties au sujet du remplissage du barrage, surtout pour l’Egypte où il est difficile d’imaginer l’agriculture et l’économie sans les eaux du Nil.
Donc, les deux pays et avec eux le Soudan, doivent s’engager dans un dialogue avec le soutien des diverses parties, les Nations-Unies et autres. Pour notre part, nous accordons beaucoup d’intérêt au dialogue et à la discussion. Même en ce qui concerne le gaz et le pétrole, nous avons avec la Mauritanie un accord de partage des ressources et les choses se passent très bien. Le dialogue est fondamental et permet de transcender les difficultés.
Al jazeera : Est-ce que vous prévoyez une invitation de la part de l’Union africaine prochainement, à l’adresse des pays qui partagent les eaux du Nil, comme l’Egypte, l’Ethiopie et le Soudan pour s’asseoir ensemble autour d’une table de discussions, surtout que nous avons suivi aujourd’hui Mr Abiy Ahmed, premier ministre éthiopien en visite au Soudan, déclarer que les questions qui concernent le barrage se passent bien et qu’il y a accord avec le Soudan sur tous les aspects.
Y a-t-il une désescalade en vue ? pouvons-nous nous attendre à une démarche de l’UA ?
Président MackySall : nous ne perdons pas l’espoir que les trois pays trouveront un terrain d’entente. C’est bien que le premier ministre éthiopien se rende au Soudan et je pense qu’il doit aussi effectuer une visite en Egypte et que les Egyptiens se rendent au Soudan et en Ethiopie, parce qu’ils sont entre pays africains. Notre rôle à nous est de faciliter les contacts pour dépasser les obstacles et, encore une fois, je pense que le Nil est un fleuve quasi-éternel qui doit être une source de prospérité et de paix, et non une source de frictions. Pour cela, toutes les parties doivent consentir des efforts en vue du dialogue avec les autres, sous l’égide de l’Union africaine ou des Nations-Unies ou de toute autre institution, dans un esprit de concertation et de recherche de solutions. Nous avons de bonnes relations avec l’Egypte, l’Ethiopie et le Soudan et nous insistons pour leur dire que le dialogue est la seule voie de résolution des problèmes. L’Afrique a intérêt à éviter les conflits pour s’orienter et se concentrer sur le développement.
Al jazeera : Mais, M. le président, les observateurs qui suivent le dossier relatif au barrage de la Renaissance et la crise entre l’Egypte, l’Ethiopie et le Soudan soupçonnent l’Union africaine de laxisme dans ses positions et certains y voient l’influence de l’Ethiopie au sein de l’UA.
Comment vous y répondez ?
Président MackySall : non, l’Union africaine n’est pas laxiste. L’Union africaine travaille au quotidien. Comme je vous ai dit, l’Afrique n’est pas un pays, c’est un continent et un continent très vaste qui compte 54 Etats et 55 membres, des pays différents, tiraillés par des conflits divers. Malgré toutes les contraintes économiques et sociales, l’Union africaine travaille sans répit. Il s’agit donc d’un préjugé, nous œuvrons quotidiennement pour la paix et la stabilité, pour le développement du continent contre la famine qui est un lourd héritage. Nous travaillons et je n’accepte pas ce qualificatif de laxiste. Au contraire.
Al jazeera : M. le Président, comme il est question du Soudan, ce pays lui aussi connait une crise interne et l’Union africaine a adopté à un certain moment une position d’appui aux négociations, puis une autre position lors des évènements du 25 octobre.
Quelle appréciation faites-vous de l’étape actuelle, au regard de la signature de l’accord de transition et aux questions en suspens ?
Président MackySall : le Soudan lui aussi vit au rythme d’une crise comme beaucoup d’autres pays. Il s’agit d’un problème institutionnel qui a suivi la chute du régime du président El Béchir et la période de transition a connu de multiples phases. L’Union africaine travaille étroitement avec le Soudan, le gouvernement, le président, le Conseil militaire transitoire. Vous savez que chaque pays a ses spécificités et il est inapproprié de proposer les mêmes solutions à toutes les crises. Chaque conflit requiert une conscience et une connaissance du pays, de son histoire. Nous avons discuté et échangé avec le gouvernement soudanais et nous lui avons recommandé d’entrer en discussion avec l’ensemble des parties.
Les civils doivent aussi comprendre que l’histoire de leur pays – jusqu’à présent du moins –s’est habituée à la présence de militaires au pouvoir. Nous comprenons que le pays veut faire sa transition vers une étape civile, mais nous ne devons pas perdre de vue ces réalités pendant le processus de retour au régime constitutionnel démocratique. Tout cela doit se passer dans un cadre consensuel et de réconciliation, afin d’éviter l’effusion de sang. C’est ce que nous disons au gouvernement.
Al jazeera : comment voyez-vous le rôle de l’Occident dans ce dossier soudanais ?
Président Macky Sall : dans ce dossier, l’Occident a sa manière de voir et ses suggestions. Il essaie d’intervenir et d’appuyer, mais les intérêts sont également présents. Nous sommes dans un monde où les intérêts ont un rôle important. D’autres aussi ont des positions. Pourquoi devons-nous formuler des critiques à l’encontre de l’Occident dans chaque situation, chaque partie veut préserver ses intérêts, peut-être pour des raisons symboliques ou économiques. Je pense que les Nations-Unies sont fortement présentes dans la recherche de solutions à travers leurs représentants. Donc, tous participent et moi je ne ferai pas un procès à l’Occident à partir de sa position dans la crise soudanaise. Mais nous Africains, nous voulons que cette période transitoire réussisse et aboutisse à un règlement, comme nous le souhaitons pour d’autres crises dans d’autres régions d’Afrique, en Afrique occidentale avec le Mali, le Burkina Faso et la Guinée. Chaque région et chaque pays a ses particularités, comme nous l’avons dit, nous essayons d’accompagner ces pays dans le respect de la souveraineté des peuples et dans le cadre de regroupements économiques.
La décision appartient aux pays et aux peuples eux-mêmes. Notre rôle à nous est d’accompagner et de soutenir les processus en cours, sur la base des règles démocratiques, des droits de l’homme et dans le respect de la souveraineté de chaque pays.
Al jazeera : nous avons évoqué l’intervention de l’Occident dans cet entretien à plusieurs reprises. Je voudrais parler de votre intervention à la tribune des Nations-Unies où vous avez demandé que l’Afrique ait une présence sur la scène internationale et qu’elle ne soit pas tenue à l’écart des décisions relatives aux questions internationales importantes.
Comment évaluez-vous la manière dont l’Occident perçoit son rôle dans la prise des décisions importantes au moment où l’Afrique paye le prix de nombreuses décisions occidentales, qu’elles soient américaines ou européennes ?
Président MackySall : nous nous battons au quotidien pour ancrer l’Afrique dans la place qui doit être sienne au sein de la communauté internationale. J’ai déjà parlé de l’héritage colonial. IL y a eu d’abord la période de l’esclavage pendant quatre siècles, puis la colonisation. Quand les règles qui régissent le monde ont été fixées, les pays africains n’étaient pas présents et n’étaient même pas indépendants. Les règles existantes actuellement ne prennent pas en compte les intérêts de l’Afrique et c’est l’objet de notre combat au niveau du Conseil de sécurité et des Nations-Unies.
L’Afrique doit avoir son rôle en tant que continent, à la mesure du nombre de pays qui la composent, de son importance démographique et compte tenu de l’ampleur des défis sur lesquels le Conseil de sécurité est appelé à se prononcer. Ce combat, nous continuerons à le mener parce qu’il n’a pas encore abouti. Concernant le Groupe des vingt, nous avons obtenu un siège permanent pour le président de l’Union africaine. Au moment où je vous parle, la majorité des pays membres du groupe a soutenu cette position et l’a trouvée juste à l’endroit de l’Afrique. Cette décision sera activée au prochain sommet en Inde.
Après le Groupe des Vingt, nous devons poursuivre les tentatives visant à la réforme des institutions des Nations-Unies et des autres organismes internationaux jusqu’à ce que les Africains aient la place et la présence qui leur sied dans le système onusien. Nous n’étions pas présents au moment où les règles ont été fixées, mais 76 ans après la mise en place de ces institutions, celles-ci doivent refléter les réalités d’aujourd’hui, autrement elles n’auraient pas de légalité. Notre intérêt est qu’il y ait des réformes, sinon la situation évoluera vers une impasse. Les Africains ne peuvent pas accepter d’être traités comme ils l’étaient avant. Nous avons conscience du problème, nous avons des intérêts et nous avons droit au respect. Je suis content de voir les grands pays du Groupe des vingt soutenir notre candidature et les grandes économies du monde sont d’accord pour que l’Afrique soit membre du Groupe des vingt à travers l’Union africaine. La vie est un combat perpétuel et nous persévérons.
Al jazeera : outre la présence au sein du Groupe des vingt, vous avez obtenu une promesse du président américain Biden en faveur d’un rôle croissant de l’Afrique sur la scène internationale. Il a parlé de la possibilité de rehausser la représentation du continent au niveau du Groupe des vingt et également au Conseil de sécurité.
Quand ces promesses pourront-elles se réaliser ? Quel horizon dans le temps ?
Président MackySall : je ne sais pas. Je souhaite que ce soit pour cette année 2023. Mais je dois dire que j’ai perçu quelque chose de positif au Etats-Unis et le président Biden a indiqué clairement que l’Afrique doit être mieux représentée au Conseil de sécurité, de même que dans le Groupe des vingt. Que l’Afrique puisse occuper la place qu’elle mérite est une bonne chose. Les pays européens se sont également engagés positivement, cela concerne la France et l’union européenne, la Chine aussi, la Russie, le Japon et dernièrement le Royaume uni. L’Arabie saoudite a également soutenu l’entrée de l’Afrique au Groupe des vingt, la Turquie aussi. J’espère ne pas avoir oublié des pays qui nous ont exprimé leur soutien dans ce cadre.
Concernant le Conseil de sécurité, le problème est qu’il existe un accord entre Africains, datant de 2011, pour demander deux sièges permanents avec droit de véto et deux ou trois autres non permanents. Je pense que l’important n’est pas le nombre de sièges avec ou sans droit de veto, car dans le même temps il y a d’autres pays comme le groupe des quatre (Japon, Allemagne, Brésil et Argentine) qui veulent rentrer également au Conseil en tant que membres permanents avec droit de véto. Là, il faut trouver une solution. Il me paraît que l’Afrique doit obtenir un siège permanent au Conseil avec droit de véto, à côté des deux autres sièges que nous demandons. La question du véto est fondamentale, même au-delà de la demande africaine, car il suffit qu’un seul membre dise non pour que les Nations-Unies soient atteintes de paralysie.
Donc, le droit de véto peut être modifié. Si par exemple les 4/5 adoptent une position commune, le droit de véto peut être suspendu pour ne pas paralyser le travail du Conseil de sécurité. Il sera très difficile de faire accepter cette réforme par les cinq membres permanents actuels, mais cela serait dans l’intérêt de l’humanité et de la communauté internationale, en plus d’être une preuve de justice et d’équité.
Al jazeera : Excusez-moi d’évoquer l’autre partenaire de l’Afrique, je veux parler de la France et des informations faisant état dernièrement du retrait de la France du Burkina Faso.
Comment voyez-vous cette question ? Est-ce que ce retrait peut être définitif ?
Président Macky Sall : cette question doit être posée au Burkina Faso ou à la France, ce n’est pas le Sénégal qui a à répondre à cette question. C’est un sujet difficile, une question complexe. Quand on parle de la France on est ou bien pro-français ou anti-français. Je pense que les choses ne doivent pas être présentées de cette manière : « c’est oui ou c’est non ». Les gens doivent être capables d’évaluer les situations, des situations difficiles. Moi j’étais présent quand le Mali a appelé la France en 2013. Les Africains aussi ont répondu comme la France l’a fait à l’époque. Les situations évoluent et les crises changent.
Le Mali a demandé à la France de quitter et aujourd’hui le Burkina le fait à son tour. Nous devons observer pour comprendre et voir comment ces pays vont trouver des solutions à leurs problèmes essentiels qui concernent la lutte contre le terrorisme, que ce soit pour le Mali ou le Burkina Faso, ou tout autre pays de la région du Sahel. Mais je ne peux pas répondre à la place du Burkina Faso.
Al jazeera : La France et les Etats-Unis ont fait planer des doutes sur ce point, en laissant entendre que la Russie pousse pour faire sortir la France, afin d’étendre son influence à elle, ce qui fait du problème un sujet de débat, par rapport à vos relations avec les deux principaux partenaires, Etats-Unis et France, et leur différend avec la Russie.
Président Macky Sall : nous voyons les gens dire que la Russie déploie des efforts dans ce sens. C’est vrai que l’Afrique est un espace de concurrence. Il existe des zones d’influence au Mali. Les forces de Wagner étaient présentes sur place et en ce moment nous voyons le Burkina Faso dire qu’il n’a pas besoin des forces françaises ou n’en a plus besoin. Est-ce que cela fournit matière à discussion ou relève d’une décision souveraine des autorités militaires du Burkina ? la situation n’est pas claire. Il s’agit d’une question de concurrence et de lutte d’influence entre différentes forces et ce n’est une surprise pour personne. C’est quelque chose que l’on voit tous les jours.
L’essentiel, à ce que je vois, est que les acteurs concernés travaillent sur des modèles qui permettent de vaincre le terrorisme et d’assurer une indépendance par rapport à toutes les forces étrangères, quelles qu’elles soient. Que les Français parlent des Russes ou d’autre chose, c’est un dialogue sans importance. A mon avis, ce dont l’Afrique a besoin c’est d’avoir son indépendance et d’avoir des partenariats, car aucun pays ne peut se passer des autres. Le partenariat peut se construire sur des intérêts réciproques. C’est ainsi que je vois les choses.
Al jazeera : Excellence M. le Président, vous avez parlé de la problématique du changement climatique avec ses répercussions et l’exacerbation de la crise alimentaire en Afrique. Comme nous sommes partis du thème de la crise alimentaire, en cherchant à comprendre ses causes, je reviens à la position des pays européens face aux explorations relatives au gaz et à l’énergie en Afrique et aux tentatives de l’Europe d’empêcher l’exploitation de ces potentialités dans le continent.
Comment vous voyez cette sélectivité dans le rapport à l’Afrique, alors que l’Europe a bâti sa civilisation moderne et ses capacités d’investissement grâce à l’utilisation de l’énergie ?
Président MackySall : c’est un sujet sur lequel j’ai exprimé ma désapprobation à Glasgow, lors du sommet COP 26 quand les pays industriellement avancés ont signé un document dans lequel ils disaient qu’ils n’allaient pas financer des opérations d’exploration sur l’énergie en Afrique et dans d’autres pays. J’avais trouvé que cela ne correspondait pas à nos intérêts, car nous supportons les retombées des changements climatiques, au moment où notre continent était responsable de moins de 4% des émanations de carbone. Cela se comprend dans la mesure où nous ne sommes pas des pays industrialisés.
Comment donc pouvons-nous admettre que les pays industrialisés qui sont à l’origine des changements climatiques, de la pollution, du réchauffement de la terre et qui ont utilisé l’énergie fossile pendant des siècles, même si une certaine conscience est en train de prendre forme sur ce sujet, nous disent de travailler sur les sources d’énergie renouvelables, alors qu’eux-mêmes utilisent les énergies fossiles et que tous sont revenus, du fait de la guerre en Ukraine, aux énergies fossiles ? Est-ce qu’il y a des pays qui ont le droit d’utiliser l’énergie fossile selon leurs besoins et d’autres qui ne l’ont pas ? Les pays en développement, comme en Afrique, ne l’acceptent pas. Nous devons travailler ensemble, et nous avons des ressources naturelles que nous devons exploiter dans un cadre adéquat et sous une forme rationnelle, sans carbone et c’est ce que nous envisageons, en utilisant également les énergies renouvelables.
Au Sénégal aujourd’hui, 31% de notre consommation d’énergie provient de sources d’énergie propre, entre l’énergie solaire, éolienne et autres. Nous allons continuer sur cette voie. Pour l’énergie fossile, nous utiliserons le gaz naturel dans une étape provisoire pour la production de l’électricité, le traitement des engrais, etc. Par bonheur, nous avons trouvé avec nos partenaires extérieurs, occidentaux et chinois, une formule dite partenariat transitoire qui permet d’accompagner ceux qui fournissent des efforts pour utiliser l’énergie fossile de façon rationnelle. Après cette étape transitoire, nous arriverons à un stade où il sera possible de se passer de l’énergie fossile et du carbone. Cette phase d’adaptation nécessite un transfert de technologie.
En Afrique, nous avons aussi l’énergie solaire en abondance, mais nous manquons de technologie pour sa mise en exploitation. Afin qu’il y ait une concurrence sur la valeur et le prix de cette énergie, nous avons besoin de ces pays pour exploiter nos ressources gazières et trouver les financements nécessaires. Nous sommes appelés à exploiter nos ressources selon une formule qui s’inscrit positivement dans la lutte contre les changements climatiques.
Al jazeera : M. le Président, vous insistez sur la vision dualiste de la part de l’Occident, en quelque sorte deux poids deux mesures. Nous parlons du gaz. Est-ce que les pays du Golfe sont parmi vos destinations pour cette recherche de financements ? Avez-vous des partenariats avec certains pays qui se distinguent dans les procédés de mise en exploitation du gaz ? Le Qatar par exemple est l’un des plus grands producteurs de gaz. Comment voyez-vous les possibilités de coopération dans ce cadre ?
Président MackySall : Absolument, le Sénégal est un pays ouvert. Nous avons une excellente coopération avec les pays occidentaux, je dois le dire, et notre coopération est une coopération historique avec l’Europe et avec l’Occident. Mais nous sommes ouverts à de nouveaux partenariats, en particulier avec les pays du Golfe. Ceci n’est pas nouveau, car avec la Oumma islamique, l’Organisation de la Conférence islamique et les différents organismes comme la Banque islamique de développement, ainsi qu’avec les capitaux et les fonds arabes de développement du Qatar, d’Arabie saoudite, des Emirats, nous travaillons beaucoup avec les pays du Golfe. Il en est de même avec la banque arabe de développement à Khartoum et aussi avec des pays d’Asie comme la Chine, la Turquie, nous travaillons avec tout le monde. Pour revenir à votre question sur le Qatar, nous espérons renforcer notre coopération dans le domaine du transport aérien et dans celui du gaz, car nous sommes un producteur de gaz et le Qatar aussi a des ressources gazières et dispose d’une expertise dans ce secteur. Nous travaillons ensemble pour tirer profit de cette expertise pour couvrir nos besoins. Nous sommes ouverts sur les pays du Golfe ainsi que sur l’ensemble des partenaires du Sénégal.
Al jazeera : M. le Président, ce matin nous nous sommes réveillés pour apprendre que l’occupant israélien a tué neuf palestiniens dont une femme âgée. C’est pourquoi je me suis demandée le rôle que l’Union africaine peut jouer et celui du comité présidé par le Sénégal précisément pour trancher sur la question de l’adhésion d’Israël comme observateur à l’Union africaine. A quoi a abouti cette démarche, surtout qu’il est prévu qu’une décision ou une recommandation soit portée devant le Sommet prévu le 15 du mois prochain ?
Président MackySall : Le Sénégal préside le Comité de défense des droits du peuple palestinien et dans ce comité nous avons appelé à la création de deux Etats, l’Etat d’Israël et l’Etat de Palestine, qui cohabitent dans la paix et dans la limite de frontières reconnues internationalement. C’est notre position et nous la défendons et nous défendons la Palestine et condamnons toute forme de violence, notamment cette violence qui a provoqué la mort de neuf personnes. Nous disons encore une fois d’arrêter et de s’engager dans le dialogue. Nous voyons que la force n’aboutit pas à une solution.
Depuis 75 ans, les gens s’entretuent, sans aboutir à une solution. Il faut beaucoup de courage pour parvenir à un règlement. Nous devons accepter le dialogue et négocier une solution dans le cadre du Conseil de sécurité. La Palestine a le droit d’avoir un Etat. Israël a son Etat, et c’est une bonne chose, mais il faut permettre aux Palestiniens d’avoir leur Etat et leurs terres pour cohabiter avec les Israéliens. Ce sera un pas décisif qui permettra de résoudre beaucoup de crises dans la région et dans le monde. Nous présentons nos condoléances aux Palestiniens et demandons aux deux parties de s’asseoir autour d’une table de négociation.
Al jazeera : devons-nous comprendre, M. le Président, que l’Union africaine a suspendu la décision prise auparavant d’attribuer à Israël un siège d’observateur, en attendant que le comité présidé par le Sénégal rende sa décision ?
Président MackySall : c’est un sujet qui est déjà sur la table. Il y a certains pays qui sont d’accord pour attribuer ce siège d’observateur et d’autres qui désapprouvent et demandent qu’un comité ad hoc se penche sur cette question. Ce comité tripartite est composé du président en exercice actuel, du président précédent et du prochain président. Durant ma présidence, ce comité ne s’est pas réuni, parce que le prochain président était engagé dans un dialogue en Afrique de l’Est et le Kenya s’est retiré en faveur des Iles Comores. Donc, mon successeur prendra le dossier en main et on verra ce que décideront les chefs d’Etats. Voilà où en sont les choses.
Al jazeera : M. le Président, je voudrais terminer en posant une question qui parait amusante au premier abord, mais qui comporte certains aspects plus profonds. Vous avez assisté à l’ouverture de la Coupe du monde de football et vous êtes venu supporter l’équipe de votre pays le Sénégal. Naturellement, vous avez pris connaissance de la campagne éhontée menée par des pays occidentaux contre le Qatar, parce que pays arabe et musulman qui accueille cette grande compétition. Comment avez-vous jugé cette campagne ?
Président MackySall : D’abord, nous devons féliciter le Qatar pour avoir réussi, de façon magnifique et historique, l’organisation de cette coupe du monde sans faille. Donc, mes félicitations les plus chaleureuses à Son Altesse Cheikh Temim bin Hamed Al Thani, et également à l’Emir père Cheikh Hamed. C’est une source de fierté pour l’ensemble des Qataris, des Arabes et des musulmans. Ils ont prouvé que cela était possible. Naturellement, il y a eu des critiques, mais ce n’est pas essentiel. L’essentiel est qu’un pays comme le Qatar, petit par ses dimensions, mais géant par ses potentialités, a réussi cet exploit. Voilà la réalité et les gens sont unanimes à reconnaitre que c’est la meilleure édition de la coupe du monde, par son organisation, la maitrise du public, les installations et les infrastructures.
Rien ne peut être reproché à cette organisation. Tous doivent en être fiers. Nous devons leur lever le chapeau et moi je suis fier de tout ce que j’ai vu à Doha lors de cette coupe du monde et c’est un défi qui n’était pas facile à relever. Bravo au Cheikh Temim et au peuple qatari. Il y a eu certaines critiques, mais je ne vois pas qu’elles aient de l’importance. Nous avons longuement parlé des droits de l’homme, des libertés, mais tout s’est passé excellemment. J’aurais voulu que le Sénégal remporte la coupe du monde. Cela n’a pas eu lieu et nous nous préparons pour la prochaine coupe.
Al jazeera : bonne chance à vous pour la prochaine coupe du monde. Excellence M. le Président Macky Sall, président de la République du Sénégal et Président en exercice de l’Union africaine je vous remercie pour cet entretien sur Al jazeera Moubachir. Merci beaucoup.
LERAL