JUGULER L’INFLATION OU SOUTENIR LA CROISSANCE ? Le dilemme des banquiers centraux

Dans un contexte marqué par une conjonction de crises (Covid-19, tensions géopolitiques, changement climatique et surtout une inflation galopante), les banques centrales du monde entier ajustent leur politique monétaire, afin de tenter de juguler l’inflation tout en soutenant la croissance.

Mais, faut-il le reconnaitre, le point d’équilibre reste difficile à trouver. Ainsi, les banquiers centraux sont confrontés à un dilemme que reconnaît Mme Munyana Soraya Hakuziyaremye, vice-gouverneur de la Banque centrale du Rwanda. Le Rwanda, pourtant considéré comme l’un des champions économiques du continent, n’échappe pas à cette réalité. « Nous n’avons pas hésité dit-elle « à augmenter nos principaux taux directeurs depuis février (pour juguler l’inflation), parce que nous savons que notre mission principale c’est de maintenir la stabilité des prix ». Quitte à ralentir la croissance (qui devrait passer de 6% cette année à 5% en 2023).

Policy-mix

« Face à l’inflation galopante et au risque de récession qui plane sur l’économie mondiale fragilisée par la crise sanitaire, la politique monétaire et la politique budgétaire agissent comme des substituts au sens où l’une contrecarre l’autre.

Comme on peut le voir, la stagflation vers laquelle on se dirige pousse les banques centrales à durcir leurs politiques », constate Dr Abdoulaye Traoré, enseignant-chercheur à l’Ucad et membre du Laboratoire de recherches économiques et monétaires (Larem).

Ainsi, les gouvernements tentent de mettre en place des politiques de relance pour soutenir l’activité économique. Il faut noter que ces programmes de relance sont essentiellement basés sur des politiques budgétaires laxistes, avec l’augmentation des dépenses publiques destinées à l’investissement et au soutien aux plus démunis par le biais de transferts monétaires ciblés (au Sénégal, c’est 69 millions de dollars qui étaient prévus pour être alloués à 500 000 ménages). Toutefois, relève le Dr Traoré, dans le contexte actuel marqué par des déficits et des ratios d’endettement élevés, les marges de manœuvre des politiques de relance économique sont limitées.

En effet, « Face au resserrement des taux d’intérêt, les politiques budgétaires vont supporter le poids de la relance », dit-il. Dans ces circonstances, toute mesure restrictive pesant sur les finances publiques, ajoute l’économiste, doit s’effectuer en dehors des dépenses d’investissement et de celles destinées au soutien au pouvoir d’achat. « Et pour pallier cette difficulté, le recours à un ‘’policy-mix’’ où la politique monétaire soutient l’effort budgétaire relève de la sagesse économique » conclut-il.

Les banques centrales ne sont pas des faiseurs de miracles !

Le Gouverneur de Bank Al Maghrib, la Banque centrale du Maroc, Abdellatif Jouahri, a quant à lui expliqué que l’un des enseignements fondamentaux de la crise actuelle, c’est l’importance de la donnée. Celle-ci, dit-il, doit être « fiable, granulaire, c’est-à-dire la plus détaillée possible, régulière pour nous permettre, en tant que banques centrales, de faire des analyses plus approfondies et ainsi de savoir si l’inflation est d’origine importée ou non ».

Prenant le contre-pied du Professeur Ary Tanimoune de l’Université d’Ottawa au Canada, qui estime que les banques centrales sont appelées à devenir des « guérisseurs en dernier ressort » pour l’économie en situation de crise, M. Jouahri, soutient que celles-ci n’ont pas vocation à être des « guérisseurs » ou des « faiseurs de miracles ». Ce qui reviendrait, dit-il, à sortir de leur mission fondamentale : la stabilité des prix. « Il ne faut pas, selon lui, « demander à la politique monétaire de faire ce qu’elle ne peut pas et ne devrait pas faire. Une telle approche, entrainerait à son avis, la mise à la marge leur rôle de financement du secteur privé ; « ce qui serait dangereux ». Bref, martèle-t-il, « à chacun son rôle ».

En effet, reconnaît le Pr Tanimoune, les banques centrales ne sont pas les seuls acteurs à intervenir dans le fonctionnement de l’économie. D’où selon lui, l’importance du ‘’policy-mix’’ (une bonne coordination entre les politiques monétaire et budgétaire). « On est d’accord pour rehausser les taux (directeurs) mais jusqu’à quel rythme ? Et jusqu’où doivent aller les banques centrales dans la gestion quantitative de la monnaie ? », s’interroge M. Tanimoune, qui faut -il le rappeler a été lauréat du Prix Abdoulaye Fadiga de la Bceao. Finalement, lâche-t-il, « les banques centrales ont une marge de manœuvre restreinte par rapport aux outils traditionnels de gestion de la monnaie ».

Plusieurs intervenants ont également souligné la nécessité pour les banques centrales d’améliorer leur communication vis-à-vis des citoyens pour leur expliquer en des termes simples l’impact de leurs décisions sur eux. Ainsi, souligne le Pr Tanimoune, depuis la crise des subprimes, la communication est devenue quasiment « un instrument de politique monétaire ». Dire exactement ce que va faire la banque centrale et ce qu’elle ne va pas faire. C’est ce à quoi sont invités les banquiers centraux réputés avares en parole.

Avantages et inconvénients de l’arrimage du FCFA à l’euro

Le Gouverneur de la Bceao, Jean-Claude Kassi Brou, donne un avis tranché. Dans l’Uemoa, la maitrise de l’inflation favorise à la fois l’épargne, l’investissement et la croissance. Pour l’économiste Abdoulaye Traoré la maitrise de l’inflation est dans une certaine mesure, avantageuse, puisqu’elle contribue à diminuer le coût du crédit.

« Les taux d’intérêt sont d’autant plus faibles que l’inflation l’est aussi, ce qui est favorable aux consommateurs et aux entreprises », explique-t-il. En effet, fait- il remarquer, dans les pays hors Uemoa de la Cedeao, les taux d’intérêt y sont largement plus élevés, ce qui renchérit les coûts de financement de ces économies.

« De ce fait, le régime de change fixe avec l’arrimage du FCFA à l’euro apparait comme un outil important pour aider à contenir l’inflation en particulier à un moment d’incertitude macroéconomique global », précise-t-il. En revanche nuance-t-il, la politique monétaire est « inactive ». « Elle ne bouge pas parce qu’elle défend la valeur de la parité ». C’est pourquoi, à son avis, toutes les mesures de politique monétaire (ajustement des taux d’intérêts de la Bceao) ne fonctionnent pas de façon optimale.

Effets néfastes de la baisse de l’euro par rapport au dollar

Grâce à son arrimage à l’euro, le FCFA a mieux résisté à la crise. En effet, en 2022, de nombreuses monnaies africaines se sont effondrées du fait de l’inflation mondiale considérable et du resserrement monétaire de la Fed (Banque centrale américaine), plus favorable au dollar qui ne cesse de s’apprécier.

Face à cette situation, constate Dr Abdoulaye Traoré, « même si le FCFA n’est pas optimal, il protège en temps de crise ». Ainsi, la monnaie commune des pays de l’Uemoa s’est montrée plus résiliente comparativement à de nombreuses monnaies africaines. « C’est une monnaie qui ne fait pas l’objet d’attaques spéculatives, du fait de son arrimage à l’euro qui lui offre une certaine stabilité. Mais cette stabilité se paie cher car en garantissant une inflation modérée, le FCFA n’assure pas la compétitivité des économies qui l’utilisent », poursuit Dr Traoré. À son avis, cette stabilité du FCFA bénéficie surtout aux Européens qui importent des matières premières et autres produits sans subir de risque de change mais aussi à certaines classes aisées africaines qui consomment des produits européens plus facilement.

L’économiste note en outre, que la baisse du cours de l’euro par rapport au dollar a des conséquences néfastes sur les économies des pays de l’Uemoa. « Elle renchérit le coût de leurs importations et alimente la flambée des prix de l’énergie et des denrées alimentaires. Elle alourdit également le remboursement de la dette extérieure libellée en dollars ».

Selon le Dr Traoré, les monnaies fortes comme le dollar américain, l’euro, le yen japonais ou la livre sterling correspondent à des économies de faible inflation et de forte croissance. À la différence de ces pays à régime de change flexible, qui ont l’avantage de mener des politiques monétaires relativement indépendantes, la Bceao, dit-il, « mène une politique dépendante de celle de la monnaie d’ancrage ». Dans ce contexte, le cadre de politique monétaire « ne permet pas de saisir entièrement toutes les réalités d’une gestion monétaire dans ses différentes composantes, notamment la gestion du taux de change ».

En définitive, note Dr Traoré, l’évolution de l’inflation seule ne peut permettre de juger, en toutes circonstances, de l’adéquation de l’action monétaire par rapport au besoin de soutien à l’économie réelle et aux objectifs économiques. « Il faut admettre, selon lui, « qu’il y a une part de responsabilité, aussi minime soit-elle, de la politique monétaire dans la réalisation des faibles performances économiques des pays de l’Uemoa (croissance économique faible, persistance du chômage et de la pauvreté, déficit chronique de la balance commerciale, absence de compétitivité et sous financement des économies) ».

Face aux revendications de la jeunesse africaine, de plus en plus fortes, pour « décoloniser le FCFA », les présidents ivoirien et français Alassane Ouattara et Emmanuel Macron, avaient annoncé en décembre 2019 la fermeture du compte d’opérations et le retrait des représentants de la France à la Bceao. Une évolution qui devrait aboutir à terme au remplacement du FCFA par l’Eco. Mais ce processus (de création d’une monnaie commune de la Cedeao) semble être reporté aux calendes grecques après la Covid-19 mais surtout faute de progrès notamment sur les critères de convergence avec les autres pays de la Zmao.

Lejecos Magazine

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