Les grandes instances estiment que les Etats-Unis peuvent échapper à la récession, tout en voyant l’inflation se réduire. Le prix Nobel d’économie 2008 Paul Krugman alerte toutefois sur les risques qui pèsent notamment sur l’emploi.
Inflation Etats-Unis/économie, consommation, supermarché New York
Sur un an, l’inflation aux Etats-Unis est retombée en décembre 2022 à 6,5 %, selon les chiffres publiés jeudi 12 janvier par le ministère du Travail (contre 7,1% en novembre).
En août 1982, je m’installais à Washington pour travailler pendant un an au sein du Council of Economic Advisers de la Maison-Blanche. Le patron de cet organisme, Martin Feldstein – un républicain modéré comme on n’en voit plus guère aujourd’hui -, avait besoin d’aide pour mouliner les données. Je me concentrais plus particulièrement sur les questions internationales; quant à l’économie américaine, elle avait été confiée à Larry Summers.
Le soir de mon arrivée, on m’a convié à un dîner de travail, où l’on m’a posé une question simple: « L’économie mondiale est-elle sur le point de s’effondrer? » Le Mexique venait tout juste d’annoncer qu’il était incapable de continuer à rembourser ses dettes et les efforts de la Réserve fédérale (Fed) pour lutter contre l’inflation avaient poussé l’économie américaine dans un précipice. La récession que subissait le pays était la pire depuis les années 1930, et ne sera égalée que par la crise financière de 2008.
Mais finalement, l’économie mondiale ne s’est pas effondrée. La crise de la dette a entraîné une « décennie perdue » en Amérique latine, mais n’a pas provoqué de contagion générale. Et le virage à 180 degrés de la Fed a déclenché une reprise rapide; en 1984, Ronald Reagan pouvait clamer qu’un « jour nouveau » s’ouvrait aux Etats-Unis.
Le spectre d’un chômage plus élevé
Le souvenir de cet été-là suscite pourtant en moi une certaine nervosité quand je vois l’optimisme économique qui semble se propager à nouveau. On entend partout annoncer un « atterrissage en douceur », autrement dit une baisse progressive de l’inflation jusqu’à un niveau acceptable, sans passer par une récession. Il y a deux raisons pour lesquelles l’expérience du début des années 1980 devrait nous inciter à la prudence.
Tout d’abord, juguler l’inflation dans ces années-là a été extrêmement douloureux. Son rythme a effectivement diminué, passant de 10% aux environs de 4%. Mais le processus de désinflation a provoqué une énorme et durable montée du chômage. Le « ratio de sacrifice » s’est avéré très élevé. A la fin de 1984, alors que Reagan se félicitait de la bonne santé de l’économie, le taux de chômage était plus de deux fois supérieur au chiffre actuel.
Aujourd’hui, certains semblent affirmer que nous allons devoir en passer par une épreuve similaire. Il y a encore quelques mois, Summers énumérait plusieurs scénarios de désinflation similaires aux années 1980, affirmant que le chômage devait atteindre près de 6% pour que nous puissions maîtriser l’inflation. Je pense qu’il a tort. Les distorsions liées à la pandémie font qu’il est aujourd’hui beaucoup plus difficile d’estimer le niveau d’inflation sous-jacente, au point que nous ne savons plus vraiment ce que ce terme veut dire, mais beaucoup des mesures qui ont été adoptées pour tenter de percer le brouillard semblent freiner l’inflation alors qu’on ne constate aucune hausse du chômage.
L’inflation a d’ores et déjà ralenti de façon substantielle – et, je le répète, sans forte hausse du chômage. C’est pourquoi, comme je l’ai dit, je pense que Larry Summers est trop pessimiste. Mais en suis-je certain? Bien sûr que non.
Une récession indispensable?
L’autre raison pour laquelle le souvenir des années 1980 continue à me préoccuper est qu’il est clair qu’en 1982 la Fed a freiné plus brutalement qu’elle ne l’avait prévu. Je veux dire par là qu’elle a tenté de ralentir l’économie – en provoquant délibérément une récession – mais sans intention d’en provoquer une aussi sévère. La vérité est qu’à l’époque, comme aujourd’hui, les décideurs s’évertuaient à gérer une économie avec des informations limitées et souvent obsolètes, et en utilisant des outils très imprécis. Un vif débat est en cours autour de la question de savoir jusqu’à quel point l’économie doit ralentir, de combien les taux d’intérêt doivent être relevés et combien de temps il faudra pour que leur hausse produise des effets. Je m’imagine souvent la Fed comme un opérateur essayant de manipuler une lourde machine dans une pièce obscure avec de grosses moufles.
C’est pourquoi même si nous n’avons pas besoin d’une forte récession pour ramener l’inflation sous contrôle, il est possible que nous en connaissions une au cas où la Fed freinerait trop brutalement. Bien entendu, le risque opposé existe aussi, à savoir que la Fed n’en fasse pas assez et que l’inflation échappe à tout contrôle. Mais je pense que ce que l’on constate aujourd’hui de l’inflation est suffisamment rassurant pour que cela justifie de prendre ce risque en y allant doucement sur la pédale de frein, au moins pendant un certain temps. Conclusion? Un atterrissage en douceur est désormais bien plus plausible qu’il ne l’était il y a encore quelques mois. Mais le pari est loin d’être gagné.
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