À Nurdagi, ville turque située près de l’épicentre des séismes en Turquie et en Syrie, les fouilles se poursuivent dans un paysage apocalyptique. Désormais, ce ne sont plus les vivants mais les morts que l’on cherche. Reportage.
Jour et nuit. Nuit et jour. Nazle attend. Assise sur une chaise en plastique. En face d’elle, d’énormes engins de chantier s’activent, retournant les débris d’un immeuble totalement détruit à Nurdagi, ville située près de l’épicentre des tremblements de terre qui ont ravagé le sud-est de la Turquie et le nord de la Syrie le 6 février. Tout n’est que poussière et bruit.
« Je suis là depuis le premier jour du tremblement de terre. J’attends mon frère et les personnes âgées de ma famille, dit-elle, la voix cassée. J’étais à Kahramanmaras quand la terre a tremblé. Je suis venue ici pour ma famille. »
Nazle est épuisée. Six jours qu’elle attend devant l’immeuble qu’occupait sa famille. Six jours qu’elle ne ferme plus l’œil. Six jours qu’elle attend même s' »il n’y a plus d’espoir ».
« Il reste six personnes sous les décombres, toutes de ma famille. Il y a une jeune fille de 17 ans, ma tante de 65 ans, raconte-t-elle en montrant des photos des êtres aimés. Ils ne les ont pas encore trouvées. » La quadragénaire n’espère plus retrouver ses proches vivants. Elle sait. Ils sont morts. Elle veut juste les enterrer. Rien ne la fera partir. Pas même l’odeur de mort et la poussière.
« Tout le monde est mort. Mort. Mort. C’est très important d’avoir leurs dépouilles. C’est ma famille, nos anciens. Nous avions des liens très forts. C’est pour cette raison que je les attends. » Nazle parle lentement. Son regard semble vide. Comment accepter la mort sans pouvoir se recueillir ? Sans pouvoir rendre un dernier hommage ? Impossible.
Des dizaines de personnes patientent devant l’immense champ de ruines. L’ambiance est électrique. La vue des engins de chantier qui soulèvent les dalles de béton les inquiète. Elle les ulcère, même. Les familles refusent que l’on profane les dépouilles de leurs proches. Un défi pour les équipes du chantier, qui cherchent à déblayer au plus vite.
« Chaque jour, nous enterrons deux ou trois personnes. Nous avons déjà enterré 60 ou 70 personnes. C’est trop. Je suis fatiguée, dit-elle avec une voix de plus en plus rauque. Je ne ressens plus rien. Je n’arrive même plus à pleurer. Je ne peux plus dormir. Plus dormir. Il n’y a plus d’espoir. C’est fini. »
La quadragénaire est bientôt rejointe par sa fille. Installée à Istanbul, celle-ci a pris le premier vol pour être auprès des siens. Sans dire un mot, elle s’assoit aux côtés de sa mère. Presque mécaniquement. Le reste de la famille est éparpillée. Le cadet est à Mersin, l’aîné à Islahiye avec son père. Là encore, les pertes sont incommensurables.
Nazle ne veut pas rentrer chez elle. Bien que son immeuble n’ait pas été endommagé, elle refuse de rentrer chez elle. Elle a peur. Elle préfère partir, quitter Kahramanmaras et le sud-est de la Turquie pour une ville plus sûre. « Mersin, Antalya, Istanbul… tout le monde fuit. Nous, nous irons à Istanbul. Mais pour l’instant, je n’y pense pas. »
Le temps s’est arrêté pour Nazle. Elle ne commencera son travail de deuil que lorsque les siens seront retournés à la terre. Elle pourra alors quitter ce no man’s land. Cette ville fantôme.
« Je vais attendre. C’est si important pour moi. Les secousses continuent, je les ressens mais je ne peux rien y faire. Il faut continuer à nous aider, à aider tous ceux qui en ont besoin. Je ne veux pas qu’ils arrêtent. » Peu importe le temps que cela prendra. Nazle attendra, assise sur sa chaise en plastique. Nuit et jour, jour et nuit.
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