La militante franco-algérienne a quitté son pays en passant par la Tunisie grâce au passeport de sa mère, avant de bénéficier de la protection diplomatique française. D’Alger à Lyon en passant par Annaba et Tunis, récit d’une affaire d’État.
C’est l’incarcération le 29 décembre 2022 d’El Kadi Ihsane, journaliste et directeur de Radio M et du site Maghreb Emergent, qui a convaincu Amira Bouraoui qu’il fallait fuir. Condamnée à deux ans de prison ferme en mai 2021 pour « offense à l’islam » et « atteinte à la personne du président de la République » (les deux affaires sont pendantes au niveau de la Cour suprême), cette gynécologue qui anime depuis quelques mois un talk show politique sur Radio M redoutait de retourner à la prison de Koléa où elle a déjà été détenue du 21 juin au 2 juillet 2020 avant de bénéficier d’une liberté provisoire. Mère de deux enfants, la militante qui s’est notamment fait connaitre pour son opposition au quatrième mandat du président Bouteflika, avait déjà tenté à deux reprises de quitter l’Algérie pour la France. En vain.
La première fois, le 31 août 2021, elle avait été refoulée par la police des frontières de l’aéroport d’Alger alors qu’elle s’apprêtait à prendre un vol vers Paris, où son fils aîné suit des études à la Sorbonne. Nouvelle tentative le 12 novembre 2022, toujours à l’aéroport d’Alger. Cette fois, elle est empêchée de voyager en raison d’une mesure d’interdiction de sortie du territoire national (ISTN). Si elle n’est pas placée sous contrôle judiciaire et que son passeport ne lui est pas confisqué, elle ne peut pas pour autant sortir légalement du pays. « Je préfère te savoir à Tombouctou qu’à Koléa », lui a dit un jour sa mère, inquiète des risques qu’elle prenait. La troisième fois se décide au lendemain de la mise sous mandat de dépôt d’El Kadi Ihsane : Amina Bouraoui ne peut plus rester en Algérie.
Piste tentante
Mais comment fuir, et par où ? Rejoindre les côtes espagnoles ou italiennes sur un bateau clandestin, comme le font chaque année des centaines de ses compatriotes ? Avec une météo défavorable et une mer houleuse, l’aventure de la harga par bateau est trop périlleuse. Il reste une autre piste, risquée et hasardeuse certes, mais plutôt tentante : franchir les frontières terrestres avec la Tunisie, et gagner Paris par avion à partir de Tunis.
Renseignements pris, elle apprend que les agents des polices des frontières des deux pays ne sont pas très tatillons sur les formalités de passage, notamment avec les femmes. Mais bien sûr, pas question de se présenter au poste frontalier avec son passeport algérien rattaché à l’ISTN qui porte son nom. Elle décide de voyager avec le passeport algérien de sa mère âgée de 73 ans, qui depuis a été placée (le 19 février) sous contrôle judiciaire. Une fois en Tunisie, elle utilisera son passeport français. Mariée, et divorcée, à un franco-algérien, elle possède la nationalité depuis 2008. Son premier passeport français lui a été délivré cette même année au consulat de France à Annaba, avant d’être renouvelé en 2018 au consulat d’Alger.
Amira Bouraoui n’a jamais caché sa nationalité française, qu’elle a souvent revendiquée, notamment sur les réseaux sociaux où elle est très active. Quitter son pays où elle se sent persécutée et où elle est empêchée d’exercer son métier, elle y a souvent songé sans oser franchir le pas. Elle répète qu’elle aime trop l’Algérie, que sa place de citoyenne et de militante engagée est dans son pays plutôt qu’à l’étranger. Mais dans ce climat de répression et de restriction des libertés, elle craint de subir le même sort que certains journalistes. La fuite est la seule issue possible.
Garde à vue
Le départ est fixé au lundi 30 janvier, depuis Annaba où ses grands-parents possèdent une maison. Elle emporte une valise, un sac, ses diplômes, ses livres et les deux passeports, celui de sa mère et le sien. Hormis cette dernière, personne n’est mis dans la confidence de sa fuite. Le lendemain de son arrivée, son cousin Yacine, également placé en garde à vue depuis, la dépose au centre-ville où elle prend un taxi collectif en direction de Tunis. Moyennant 3 000 dinars (environ 20 euros), elle voyage avec un couple en partance pour des vacances à Souss.
Amira reste dans le taxi tandis que le chauffeur se présente seul devant les policiers
Après cinq heures de route, le taxi arrive au poste-frontière d’Oum Teboul, là où l’ancien oligarque Ali Haddad – qui purge plusieurs peines de prison – avait lui-même été arrêté dans la nuit du 30 au 31 mars 2019 alors qu’il tentait de fuir l’Algérie. Amira et l’autre passagère restent à l’intérieur du taxi tandis que le chauffeur se présente seul avec les trois passeports devant les policiers algériens. C’est une pratique courante : les femmes restent souvent dans le véhicule tandis que les chauffeurs accomplissent les procédures administratives qui relèvent de la simple formalité. L’opération se répète avec la police des frontières tunisiennes. Les passagers du taxi entrent normalement sur le territoire tunisien. Le premier acte de la fuite d’Amira Bouraoui se déroule sans encombres. La suite sera nettement plus rocambolesque.
« Je ne peux rien faire pour vous »
À Tunis, elle est hébergée dans un petit studio prêté par des amis. Le lendemain de son arrivée, elle achète un billet d’avion pour Paris et se rend au consulat de France pour demander une protection consulaire, dans le cas où sa vie serait mise en danger. Elle redoute d’être arrêtée par la police tunisienne et livrée aux autorités de son pays. Réponse d’une employée du consulat français qui ne la reçoit même pas à l’intérieur du bâtiment : « Je ne peux rien faire pour vous. Vous êtes dans une situation illégale en Tunisie. Vous avez à faire avec la justice tunisienne. » Personne n’est encore au courant de sa fuite. Elle anime d’ailleurs depuis Tunis un dernier talkshow sur Radio M, comme si elle était toujours à Alger.
Vendredi 3 février, Amira Bouraoui arrive à l’aéroport de Carthage pour prendre le vol de 9 heures 30 pour Paris. Lorsqu’elle tend son passeport français à l’agent de la police des frontières, celui-ci note que le document ne porte pas le cachet d’entrée sur le territoire tunisien. On lui demande de justifier son entrée en Tunisie. Elle explique avoir perdu son passeport algérien. Elle est autorisée à sortir de l’aéroport pour rejoindre un commissariat de police pour faire une déclaration de perte. Retour à la PAF. Ses explications ne convainquent pas. La situation se corse. Elle est transférée vers la police judiciaire de Tunis pour y être auditionnée. Un de ses avocats tunisiens, Hashem Badra, la rejoint, il ne la quittera pas pendant quatre jours. L’interrogatoire est courtois, les policiers sont affables. Les questions tournent autour des conditions de son entrée et de son séjour en Tunisie.
Au terme de cette première audition, le procureur ordonne son placement en garde à vue. En fin de journée, elle est conduite à la caserne Bouchoucha, à l’ouest de Tunis. Le consulat de France est informé dès les premières heures de l’arrestation d’Amira Bouraoui et reste en contact avec les avocats. À ce stade, l’affaire reste confidentielle, seuls quelques proches et amis à Tunis, Paris et Alger sont informés de ses déboires judiciaires. Ils interpellent les avocats sur les risques de son expulsion vers l’Algérie.
Les relais diplomatiques et médiatiques ne sont pas encore sollicités. Les avocats espèrent un dénouement positif à l’issue de la garde à vue, renouvelée le 5 février. À la caserne de Bouchoucha, Amira partage une cellule avec douze femmes. Les conditions de détention ne sont pas bonnes, mais qu’importe, elle a déjà connu ça en Algérie. Et aujourd’hui, il y a cet espoir de prendre enfin un vol vers Paris.
Convoquée le 23 février
Lundi 3 février, la militante est présentée devant le procureur du tribunal de Tunis qui lui signifie son inculpation pour franchissement des frontières sans titre de voyage. Une infraction passible de plusieurs années de prison. Ses conseils ne nourrissent toutefois pas trop d’inquiétudes : dans la plupart des cas, les personnes arrêtées pour ce motif sont vite relaxées. Amira Bouraoui est déférée devant une juge d’instruction en présence de ses deux avocats, de deux policiers, d’une greffière et de deux assistantes de la magistrate.
Sortie du bureau du juge, elle est immédiatement interpellée par des policiers en civil
Celle-ci interroge la prévenue sur les conditions de son entrée en Tunisie. Elle explique une fois de plus avoir fait une déclaration de perte de son passeport algérien. Bizarrement, le document de perte ne figure pas dans le dossier remis à la juge. Au bout d’une heure d’audition, la magistrate décide de la libérer en attendant un complément d’enquête. Elle lui signifie sa convocation pour le 23 février afin de statuer sur son cas. Elle lui restitue son passeport français ainsi qu’une paire de boucle d’oreilles.
À peine a-t-elle quitté le bureau de la juge qu’Amira est interpellée par deux policiers en civil, dont l’un était présent durant son audition. Il est presque 14 heures. Elle est conduite à la direction générale des frontières et des étrangères, située avenue Habib Bourguiba. Cette fois, ses avocats donnent l’alerte. Leur contact au consulat de France est informé du placement en détention d’Amira et du risque de son renvoi en Algérie. Les amis et les proches activent leurs réseaux en Tunisie et en France. À Paris, des journalistes sont informés de son arrestation et de son éventuelle expulsion. Alertée vers 15 heures par plusieurs rédactions parisiennes, la porte-parole du Quai d’Orsay affirme ne pas être au courant de cette affaire. Parallèlement, des journalistes entrent en contact avec André Parrant, ambassadeur de France à Tunis et diplomate qui connait bien l’Algérie, pour y avoir été ambassadeur de 2012 à 2014.
Les réseaux sociaux s’enflamment
Amira Bouraoui est toujours détenue dans un bureau des locaux de la direction générale des frontières. Va-t-elle être relâchée ? Va-t-elle être gardée ou sera-t-elle expulsée vers l’Algérie ? Les policiers ne lui donnent aucune explication. Tandis que la machine diplomatico-médiatique s’emballe, un policier se présente devant elle pour lui passer le consul d’Algérie à Tunis, qui souhaite lui parler au téléphone. Amira refuse.
Dans l’après-midi, les premières informations sur l’arrestation d’Amira Bouraoui et son « extradition imminente » commencent à tomber. Les réseaux sociaux s’enflamment. Son cas prend la tournure d’un bras de fer entre Paris, Tunis et Alger. L’ambassadeur de France en Tunisie entre en contact avec le président tunisien Kaïs Saïed, via la conseillère diplomatique de celui-ci. Les services de la Première ministre Najla Bouden sont également sollicités par le même canal pour demander qu’Amira Bouraoui soit libérée et autorisée à quitter le territoire tunisien. Finalement, les autorités tunisiennes décident d’accéder à la demande des Français.
Dernière étape
Lundi 6 février, à 17 heures, deux agents du consulat de France à Tunis se présentent à la direction générale des frontières et des étrangères pour rencontrer Amira Bouraoui. Ils vérifient ses papiers d’identité et lui annoncent qu’elle est désormais sous leur protection. Alors qu’elle est conduite au consulat, ses affaires personnelles y sont acheminées par un de ses avocats. Elle est reçue par le consul qui lui demande si elle est en danger et si elle souhaite se rendre en France. « Vous bénéficiez d’une protection consulaire en tant que citoyenne française », lui confirme-t-il en substance. Le deuxième acte de sa fuite vient de s’écrire. Ne reste qu’une dernière étape. Elle est conduite à l’aéroport de Tunis en compagnie du consul, et achète elle-même un billet pour le vol Tunis-Lyon qui décolle à 20h30.
L’avion arrive à l’aéroport Saint Exupéry vers 23 heures. Le contrôle effectué par la police des frontières française ne dure que quelques minutes avant que la militante ne quitte l’enceinte aéroportuaire. Ni officiel français, ni membre des services secrets français, ni proche, ni ami ne sont là pour l’accueillir. Un taxi la dépose dans un hôtel situé non loin des pistes, où elle passe la nuit avant d’embarquer le lendemain dans un train pour Paris. À l’hôtel, un employé lui glissera que son histoire tourne déjà en boucle sur les chaînes de télé. C’est alors, et alors seulement, qu’Amira Bouraoui réalisera que son aventure est devenue une affaire d’État.
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