Blue Note : jazz et panafricanisme

Comment le fameux label a su accompagner des jazzmens qui — comme Art Blakey, Lee Morgan et McCoy Tyner, avaient les oreilles branchées sur les sonorités du Continent, et les idées panafricaines de leurs dirigeants.

« Cette deuxième moitié du 20e siècle appartiendra à l’Afrique », avait promis Kwame Nkrumah lors de l’historique Conférence des Peuples Africains en 1958. Prenant la parole à Accra devant les représentants de vingt-huit autres pays du continent, le président ghanéen envisageait même la fondation des « États-Unis d’Afrique », prévoyant que la décennie à venir appartiendrait à cette région du globe. L’année précédente, la Côte-de-l’Or britannique était devenue le premier pays d’Afrique sub-saharienne à gagner son indépendance, et 1960 restera à jamais gravée dans l’histoire comme « l’année de l’Afrique », qui verra dix-sept pays suivre le Ghana sur la voie de l’autodétermination. Même si les États-Unis d’Afrique rêvés par Nkrumah ne verront jamais le jour, cet appel à l’union panafricaine allait être entendu et résonner jusque dans d’autres États-Unis, outre-Atlantique…

C’est en 1961 que Blue Note publie la composition « Appointment in Ghana », qu’on peut entendre sur l’album Jackie’s Bag du saxophoniste états-unien Jackie McLean. Musicalement, c’est un exercice typiquement hard-bop, mais son génie réside dans le choix du titre – une référence à l’Afrique qui au cours de la même décennie servira d’exemple à une série de musiciens jazz ayant choisi de dédicacer leur musique au continent noir. Ce n’est que trois ans plus tard que le président Lyndon B. Johnson allait signer le Civil Rights Act mettant fin à la ségrégation des Noirs-Américains, et beaucoup des compositeurs de Blue Note allaient s’inspirer des mouvements d’indépendance africains.

Fondé en 1939 par Alfred Lion et Max Margulis, Blue Note connaîtra son premier succès avec l’enregistrement de « Summertime » par Sidney Bechet, et deviendra dès la fin des années 1950 le label durablement associé à l’avant-garde du jazz, à la production « cool » de Rudy Van Gelder, et aux pochettes iconiques typographiées par l’illustrateur Reid Miles. Non sans oublier le pool de musiciens de studio que le label pouvait solliciter, parmi lequel Art Blakey, batteur et percussionniste qui aura ainsi commencé sa fructueuse collaboration avec la « note bleue ».

Art Blakey et l’African Beat

Plus connu comme le leader des Jazz Messengers, dont les membres vont et viennent, Blakey est né en 1919 et c’est à l’Église Pentecôtiste qu’il fera ses premiers pas dans la musique. Tout comme de nombreux autres musiciens de jazz, il se convertira à l’Islam et changera son nom pour Abdullah Ibn Buhaina, avant d’effectuer un voyage décisif en Afrique de l’Ouest entre 1947 et 1949.

Bien que le jazz, musique de la diaspora africaine, ait surgi de la cosmopolite Nouvelle-Orléans, le voyage de Blakey sur le continent n’en est pas moins significatif puisqu’il semble que c’est ce qui l’incitera à insuffler encore plus d’africanité dans son propre lexique jazz. Par la suite, il aura beau confier à Downbeat Magazine, « je me suis rendu en Afrique parce qu’il était devenu impossible d’obtenir des concerts [aux États-Unis], et mon objectif était d’étudier la religion et la philosophie », il n’empêche qu’Art Blakey développera à son retour un style unique qui emprunte aux musiques traditionnelles d’Afrique de l’Ouest, une signature sonore immédiatement identifiable sur l’album The African Beat, qu’il publiera en 1962 sur Blue Note.

Avec Yusef Lateef à la flûte, au saxophone, à la corne de buffle et au mbira, ainsi que le percussionniste Chief Bey crédité au « tambour télégraphe » – probablement le krin ou tambour à fentes ouest-africain – l’album s’ouvre sur une récitation vocale du percussionniste nigérian Solomon Gbadegesin Ilori.

Sur cet ensemble de morceaux afrocentriques soutenus par des percussions polyrythmiques et des références à la langue yoruba, on entend Blakey employer des techniques de jeu très particulières, comme frapper sur le rim de ses fûts [la partie métallique sur laquelle la peau de frappe est tendue ; NdT], ou utiliser son coude sur la peau des toms pour en modifier la hauteur de la note à la manière des talking drums ouest-africains. Blakey sera l’un des premiers batteurs Nord-Américains à rajouter ces gestes à son vocabulaire musical, et il n’aura de cesse par la suite de donner à ses compositions des titres évocateurs du continent africain, ainsi que le feront beaucoup de ses apprentis qui passeront à l’école des Jazz Messengers.

Jazz et libération 

Le trompettiste Lee Morgan est un de ces heureux « diplômés » de la troupe de Blakey, aux oreilles tournées vers l’Afrique. Il publiera en 1966 Search For The New Land [« À la recherche de la terre nouvelle » ; NdT], en dédiant un morceau – « Mr. Kenyatta », au premier président du Kenya. La composition assez enjouée est inspirée du highlife, cite Jomo Kenyatta, figure politique anticolonialiste qui a mené le Kenya à l’indépendance en 1963. Elle donne aussi à entendre une utilisation marquée de la clave, ce motif rythmique évidemment panafricain.

Un autre chef d’état africain est évoqué sur le « Man From Tanganyika » de McCoy Tyner. Ce morceau en 6/8 assez enlevé issu de l’album Tender Moments sorti en 1967 offre une étonnante partie de batterie de Joe Chambers inspirée de la « longue cloche » – un motif rythmique joué à la cloche, sonorité typique du golfe de Guinée, et transposé ici à la batterie. Quant au piano de Tyner, son ostinato très percussif contribue à fournir une ambiance africaine, soutenu en ce sens par la flûte jouée growl [technique qui consiste à souffler très fort pour obtenir un son distordu ; NDT]. En outre, bien que Tyner affirmera que le fameux « homme de Tanganyika » lui avait été « inspiré d’un type [qu’il] avait connu et qui venait de là-bas », l’homme-clé de ce pays à l’époque était Julius Nyerere – le professeur devenu président, et père du socialisme est-africain qui dirigera sa patrie jusqu’à ce qu’elle prenne le nom de Tanzanie.

Parmi les autres musiciens à faire référence aux nouvelles nations africaines et à leur emprunter des motifs musicaux pour Blue Note, on citera Wayne Shorter et Horace Silver, et alors que les années 60 touchent à leur fin, le trompettiste Donald Byrd dont l’album Kofi (finalement publié par le label en 1995) est rempli de références ghanéennes. Sur ce disque qui déjà préfigure les explorations du musicien dans le jazz fusion, on retrouve « Fufu » (le manioc pilé) et « Elmina » (qui signifie le point de non-retour pendant la traite atlantique négrière). Activiste jusque dans son état-civil, le jazzman s’appelait en réalité Donaldson Toussaint L’Ouverture Byrd II, d’après le général haïtien qui a mené son propre pays à la révolution.      

Et si les États-Unis avaient les oreilles tendues vers l’Afrique, vers où regardaient donc les jazzmen africains ?

Donald Byrd
African Jazz 

C’était la grande époque des grands orchestres, qui faisaient souvent l’usage d’un suffixe jazz. Au Ghana bien sûr, avec le highlife qui matine jazz, calypso et rythmes du terroir, dont E.T. Mensah et ses tempos furent les fers de lance, donnant même la réplique au grand Satchmo quand il vint au Ghana. En Guinée, les ensembles financés par l’État, tels le Bembeya Jazz National, avaient été créés dans le cadre d’un programme politique visant une certaine « authenticité culturelle ». Cette politique a encouragé et financé le revival des arts performatifs locaux, et rien qu’en Guinée près de quarante orchestres et troupes artistiques seront créés, certaines effectuant de grandes tournées en Afrique de l’Ouest. Ces ambassadeurs iront à leur tour inspirer les gouvernements du Mali, Tanzanie, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Ghana, et Zaïre dans l’adoption de politiques culturelles similaires.

Le Bembeya Jazz fondé en 1961 était sans doute le plus réputé de ces groupes et enregistrera pour le label Syliphone, une entreprise d’État, et un important label discographique africain de l’ère post-coloniale. Au total, la maison de disques publiera 82 albums et 75 singles.

Bembeya Jazz

Au rang des fournisseurs de sonorités panafricaines pendant cette décennie d’indépendance, citons également l’OK Jazz de Franco, Le Grand Kallé et L’African Jazz dont le jubilatoire « Indépendance Cha Cha » sorti sur le label belge Fonior deviendra l’hymne officieux du panafricanisme.

Pendant ce temps, en Afrique du Sud, le pianiste Abdullah Ibrahim et le trompettiste Hugh Masekela allaient devenir les premiers musiciens noirs sud-africains à enregistrer un album de jazz. Duo considéré comme le premier groupe de jazz essentiel du pays, et avec un nom inspiré des Jazz Messengers de Art Blakey, les Jazz Epistles africains auront, malgré leur courte collaboration, couché sur bandes un LP désormais culte, The Jazz Epistles Verse 1 sorti sur Continental Records en 1960.

Comme on a pu l’entendre, les disques produits par Blue Note au cours des années 1960 étaient le fruit et le reflet d’un dialogue bilatéral entre Afrique et Amérique du Nord. Le témoignage durable d’une Renaissance Noire, que d’autres sublimes musiciens (Coltrane, Shepp pour ne citer que ceux-là) allaient incarner sur d’autres chemins. Car ils furent nombreux, les jazzmen à chercher en Afrique les sources de leur inspiration, de leur histoire, de leur musique, et à tisser leur soif de liberté avec celle d’un continent en pleine émancipation. PAM leur a d’ailleurs consacré une série.

Source: pan-african-music.com

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