Le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken, se rend cette semaine en Afrique, notamment en Éthiopie, où il devra souffler le chaud et le froid auprès du gouvernement dont il attend des actes concrets concernant le Tigré. Il se rendra ensuite au Niger pour discuter de la sécurité au Sahel. Deux visites aux enjeux très différents qui ont néanmoins un point commun : concurrencer la présence accrue de la Chine et de la Russie sur le continent.
En Éthiopie d’abord, il s’agit de « faire progresser la paix et promouvoir la justice transitionnelle dans le nord », peut-on lire dans un communiqué du département d’État. Le haut diplomate doit y rencontrer « des partenaires humanitaires et des acteurs de la société civile pour évoquer la fourniture d’aide humanitaire, la sécurité alimentaire et les droits humains », mentionne le document officiel.
Une dynamique de réengagement des Occidentaux
Derrière les formules diplomatiques, faut-il y voir le signe d’un réchauffement des relations entre Washington et Addis-Abeba ? Assurément, abondent des spécialistes de la région. « Depuis le début du conflit, les États-Unis ont fait pression pour mettre fin aux hostilités dans le Tigré et continuent d’être à la manœuvre dans ce dossier, relève Sabine Planel, chercheuse à l’Institut pour la recherche au développement (IRD). Cette visite, tout comme celle de la ministre française des Affaires étrangères, Catherine Colonna, et de son homologue allemande mi-janvier, s’inscrit dans une dynamique de réengagement des Occidentaux auprès de l’Éthiopie. »
Les relations entre Washington et Addis-Abeba se sont nettement refroidies après la décision d’Abiy Ahmed de lancer, en 2020, une offensive au Tigré qui a ravagé cette région septentrionale de l’Éthiopie. On estime que le conflit, jalonné d’exactions, a tué 600 000 personnes et contraint des milliers de personnes à l’exil, a déclaré mi-janvier l’envoyé de l’Union africaine pour la Corne de l’Afrique, l’ex-président nigérian Olusegun Obasanjo.
La realpolitik à l’œuvre
Néanmoins, cette visite ne scelle pas un retour à la normale dans les relations américano-éthiopiennes. « Il y a certes une volonté des États-Unis d’aller de l’avant, mais la diplomatie américaine attend des actes concrets du gouvernement éthiopien, comme l’accès humanitaire au Tigré et la reconstruction d’un ordre politique pacifié », estime Roland Marchal, chercheur au CNRS et fin connaisseur de la Corne de l’Afrique. « Il ne s’agit pas de donner au gouvernement éthiopien un blanc-seing, opine Sabine Planel. Les États-Unis comme l’Europe opèrent un retour timide qui reste très pragmatique : leur objectif commun est que le pays, exsangue sur le plan économique et social, ne s’effondre pas. Il ne doit pas tomber dans l’extrême pauvreté ni le terrorisme, comme son voisin somalien. En aucun cas, il ne s’agit d’un retour à la normale. Les capitales occidentales attendent des gages du gouvernement éthiopien, notamment sur la justice transitionnelle et l’accès humanitaire au Tigré. Or on en est à ce stade très loin. »
Signe de la réserve diplomatique américaine, il n’est pour l’heure pas prévu de rencontre avec le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed. Il faut dire que l’épineuse question de la relation diplomatique avec le belliqueux prix Nobel de la paix divise. « Les expatriés américains du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) font, depuis le début du conflit, pression sur le gouvernement américain pour que le dirigeant éthiopien soit traduit devant la justice et réponde de ses crimes de guerre et des accusations de génocide qui pèsent à son endroit », poursuit Roland Marchal. L’administration américaine s’est, elle, montrée plus prudente en se gardant de qualifier les éventuelles violations massives des droits de l’Homme du dirigeant. »
Concurrencer la Chine, la Turquie et la Russie
Pour afficher toutefois sa détermination à soutenir économiquement l’Éthiopie, « il n’est pas exclu qu’Antony Blinken annonce la levée progressive ou totale de certaines sanctions économiques, comme la fin de l’exclusion de l’African Growth and Opportunity Act (Agoa), actée le 1er janvier 2022 par Washington », précise le sociologue. Ce programme, également connu sous le nom de Loi sur la croissance et les opportunités de développement en Afrique, a pour but de faciliter et réguler les échanges commerciaux entre les États-Unis et l’Afrique. L’exclusion de l’Agoa avait porté un sérieux coup à l’économie éthiopienne.
Les États-Unis ne cachent pas leur volonté de maintenir leur présence géostratégique en Afrique pour concurrencer notamment la progression des intérêts de la Chine, de la Turquie et de la Russie en Éthiopie. À l’heure de la guerre en Ukraine, le rapprochement diplomatique opéré par Addis-Abeba et Moscou depuis quelques années ne sont pas du goût de Washington. « On peut imaginer que cette visite sera l’occasion pour les États-Unis de rappeler que si l’Éthiopie veut bénéficier de l’aide financière de l’Occident, il serait bon qu’elle soutienne ses intérêts et non ceux des Russes », considère Roland Marchal.
En résumé, Antony Blinken va devoir déployer en Éthiopie « une diplomatie schizophrénique », résume Sabine Planel. « Car il va d’un côté mettre la pression sur Addis-Abeba pour accélérer la mise en place des engagements pris par l’Éthiopie lors de l’accord de paix du 2 novembre à Pretoria, notamment sur la justice transitionnelle et l’aide humanitaire, tout assurant au pays son soutien économique et financier. »
L’accord de paix suppose en effet que le gouvernement éthiopien doit mettre « en œuvre une politique nationale globale de justice transitionnelle visant à la responsabilisation, à l’établissement de la vérité, à la réparation des victimes, à la réconciliation et à l’apaisement, conformément à la Constitution de la FDRE [République démocratique fédérale d’Éthiopie].
L’allié nigérien
La seconde partie de ce déplacement conduira le diplomate américain au Niger. Il s’agit de la toute première visite d’un secrétaire d’État américain dans le pays. Au programme, des rencontres avec des jeunes affectés par les nombreux conflits dans la région. Ce voyage coïncide avec le Premier Sommet des Alumni du Young African Leader Initiative (Yali), un Programme de formation du Gouvernement Américain au profit des jeunes leader africain. Le sommet réunira à Niamey, du 15 au 16 mars, les Alumni des 25 pays africains couverts par le Centre Régional de Leadership de Dakar, un des 4 centres Yali du continent.
Le diplomate américain doit surtout s’entretenir avec le président Mohamed Bazoum et son ministre des Affaires étrangères, Hassoumi Massaoudou, au sujet de la coopération sécuritaire et de la lutte contre le terrorisme dans la région du Sahel. Les enjeux de la visite de ce pays de l’Afrique de l’Ouest situé aux confins de l’Algérie, de la Libye et du Mali sont surtout d’ordre politique et sécuritaire.
« Le Niger, qui fait figure de bon élève grâce à la clarté diplomatique de son président Mohamed Bazoum, entretient des liens privilégiés avec ses voisins, affirme le professeur du CNRS Roland Marchal. Même s’il s’agit d’un pays pauvre, il dispose d’une aura auprès des autres capitales de la région. Maintenir de bonnes relations avec cet allié régional de poids présente un intérêt considérable dans la lutte contre le terrorisme mais aussi dans l’évolution des régimes de la région. »
Le déplacement d’Antony Blinken au Niger intervient également au moment où la Russie développe, en pleine guerre contre l’Ukraine, sa présence au Sahel via le groupe de mercenaires russes Wagner. Il s’opère aussi dans un contexte où la présence militaire étrangère, notamment française, est de plus en plus contestée par les populations au Sahel. Les contingents français expulsés du Mali et du Burkina Faso se sont repliés sur le Niger avec l’accord du gouvernement. Mais le mécontentement populaire ne cesse de monter contre cette présence et des mouvements de la société civile ainsi que des syndicats demandent leur départ.
Dans le même temps, des indices laissent penser que le Niger serait dans le viseur du groupe russe Wagner. Or, les États-Unis, qui sont un partenaire de premier plan et qui possèdent une base militaire à Agadez et une autre base tenue par la CIA à Dirkou, ne comptent pas laisser une once de terrain de plus aux Russes. D’ailleurs, après Antony Blinken, c’est le président Joe Biden lui-même qui doit se rendre dans l’année en Afrique pour maintenir la présence américaine sur le continent.
france24