Horizon – Cyrielle Raingou, cinéaste camerounaise : «Boko Haram n’a jamais été l’objectif de mon film»

«Le Spectre de Boko Haram» est une plongée dans cette région du Nord du Cameroun où la secte islamiste fait régner la terreur et la mort. A travers le regard de jeunes enfants séparés de leurs parents, la réalisatrice camerounaise, Cyrielle Raingou, nous entraîne dans le traumatisme encore vif de ces populations qui, souvent, ont fui leurs villages et les exactions de Boko Haram. Après avoir remporté le Grand Prix du Festival de Rotterdam (Pays-Bas), le film a également remporté le Grand Prix de la section Perspectives au Fespaco.

Après avoir regardé votre film «Le spectre de Boko Haram», j’ai tout de suite envie de demander, quelles sont les nouvelles de ces enfants que vous avez filmés ?
Pour les deux garçons, je n’ai malheureusement pas toujours de leurs nouvelles. Ils sont revenus au Cameroun, il y a quelque temps. L’enseignant a pris des photos qu’il m’a envoyées mais après, on les a renvoyés de l’autre côté du Nigeria. Et ça s’est passé tellement vite, avant même qu’on ne puisse réagir. Donc là, actuellement, on est en train de les chercher au Nigeria, au Cameroun et à la frontière qui reste poreuse. On les a renvoyés au Nigeria, mais ils n’ont toujours pas retrouvé leurs parents. Donc, ils les cherchent. Toujours est-il qu’ils sont en mouvement et c’est difficile de mettre la main sur eux avec toute l’énergie qu’ils ont. Mais on n’a pas perdu espoir. On continue de les chercher.

Comment vous avez rencontré ces enfants ?
J’étais allée dans cette région pendant les recherches pour le premier film sur lequel je travaillais et que j’ai dû abandonner pour celui-ci. Et là-bas, j’ai demandé aux personnes de me chercher des enfants qui étaient en contact avec Boko Haram, parce que je voudrais avoir l’impression des gens qui sont de l’autre côté. Et quand je les ai vus, ils avaient cette énergie en eux. C’est cette énergie qui a fait que j’ai changé complètement l’approche que j’avais du film. Et ça a été déterminant pour que j’abandonne le premier sujet, le premier personnage que j’avais, pour me concentrer uniquement sur l’univers de ces enfants.

Et ce sont des enfants qui ont été touchés de près par les horreurs de ce conflit. Même s’ils le racontent avec leurs propres mots, ils sont traumatisaient par tout ça…
Je voulais montrer comment cet univers les impacte. Que ce soit la fille ou les deux garçons, avec leurs mots et gestes, sans pour autant les pointer du doigt. Dans chaque acte qu’ils posent, on comprend combien ces enfants restent traumatisés par les exactions de Boko Haram dans cette zone.

Et pour une réalisatrice, qu’est-ce que ça fait de travailler dans ces conditions. Cette zone est assez compliquée, on voit des militaires partout dans la rue. Comment vous avez travaillé finalement ?
Il faut se fondre dans la masse. A mon arrivée, je m’habille traditionnellement et je ne viens pas avec ma caméra. J’ai passé beaucoup de temps là-bas à ne rien faire. Juste traîner à me faire des amis du côté des villageois comme du côté des militaires. Et avant de venir au tournage, j’ai demandé les autorisations et j’ai suivi l’Administration, la hiérarchie, et les choses sont arrivées de Yaoundé (Cameroun). Avant que je n’arrive sur le terrain, ils étaient déjà informés.

Et je leur ai dit que j’avais besoin d’eux et ils étaient très coopératifs comme vous pouvez le voir dans les images. Je n’ai pas filmé en caméra cachée. Je n’ai jamais rien caché dans mes intentions, ni ce que je voulais prendre là-bas. J’ai travaillé avec une sorte d’honnêteté qu’on peut ressentir dans le film et ça c’est fait. C’est un film qu’on a fait ensemble. J’ai construit le film avec les gens du village et l’Armée aussi.

Est-ce qu’à un moment, vous avez été en danger vous-même pendant ce tournage ?
Je ne dormais même pas dans le village. Je dormais hors du village et il y a le couvre-feu à 17 heures. Donc, je ne pouvais pas rester dans le village jusqu’à 17 heures. Et je choisissais une nuit par semaine pour tourner les scènes de nuit que j’annonçais à la dernière minute, parce qu’on était toujours sur le qui-vive. Et quand j’annonçais, l’Armée prenait les dispositifs pour me protéger à l’endroit où j’étais. Mais à 18h, le village est fermé, personne n’entre, personne ne sort. Et même la route, qui mène du village au lieu où je logeais, devient très dangereuse. Il y a beaucoup de choses que je n’ai pas mises parce que le film n’était pas sur moi. Mais c’est une zone assez dangereuse et je m’inquiétais beaucoup pour mon équipe. Mais on a pu trouver un moyen assez intelligent de faire le film et de sortir là-bas indemnes. Et aussi la chance était de notre côté.

L’Armée vous a protégée pendant que vous faisiez le film ?
Oui j’avais la protection de l’Armée. Mais je ne pouvais pas sortir du village après 17 heures. Donc, il y avait des règles de sécurité que je devais suivre. Quand je sors du village à 17 heures, c’est le moment où ils partent en patrouille. Ils accompagnent mon équipe jusqu’à la ville où je vivais. Mais si je sors après 17 heures, c’est à mes risques et périls parce qu’il n’y a aucune escorte.

Est-ce que vous avez rencontré les gens de Boko Haram pendant le tournage ?
J’ai tout fait dans mon film pour ne pas aller à leur recherche, parce que Boko Haram n’a jamais été l’objectif de mon film. Je ne suis pas allée à leur recherche, mais ils sont venus à nous quand les militaires les ont arrêtés. Toutes ces personnes qui sont dans les camions, ce sont les gens de Boko Haram qui se rendaient. Je ne voulais pas avoir de contact avec eux. Je voudrais qu’ils soient le fantôme qu’ils étaient et qui tourmente les gens. Et j’ai tout fait pour qu’on ressente l’impact qu’ils avaient. Même s’ils n’étaient pas visibles dans mes images, physiquement, ils sont présents dans chaque plan, à travers des souvenirs et à travers ce que les enfants font et qui parle de Boko Haram. Donc, c’était un choix esthétique, personnel. Mais je ne suis pas allée à leur contact parce qu’ils ne m’intéressaient pas.

Kolofata, c’est une ville où il y a eu beaucoup d’attentats-suicides quand même ?
Oui il y en a eu à Kolofata et dans pas mal de villes. J’ai choisi ce village en particulier parce que j’ai vu ces deux petits garçons et la petite fille. Ils étaient au même endroit et il y avait cette énergie en eux, ce qui a fait en sorte que j’établisse le camp du film là-bas. Mais j’ai filmé à Amchidé, Limany et Kolofata. J’ai filmé dans plusieurs villages. Mais la plus grosse partie des scènes se passe à Kolofata. Toute cette zone reste sous contrôle militaire, où il n’y avait pas de terroristes qui essaient encore de pénétrer dans le village.

Vous disiez tout à l’heure que vous gardez encore contact avec des gens que vous avez filmés …
Oui ! C’est toujours d’actualité. Je n’ai qu’une seule parole et je ne vais pas revenir dessus. Je n’aime pas en parler parce que c’est un peu comme si je suis en train de crier sur les toits ce que j’ai fait. Mais on n’arrête pas de me demander si ça me dérange encore un peu. Ça, c’est quelque chose que je ne fais pas pour aller me vanter après. J’ai promis d’aider à mon niveau et je le ferai aussi longtemps que je pourrai, c’est-à-dire jusqu’à ce que ces enfants grandissent. Je vais continuer et on va continuer à chercher les deux garçons jusqu’à ce qu’on les retrouve. On ne va pas perdre espoir. Et c’est ce que je peux dire.

Dieudonné Alaka, votre producteur, nous a quittés il y a quelques semaines. Quel témoignage pouvez-vous faire sur lui ?
C’est un producteur assez dynamique qui a produit la jeune génération et qui a mené une sorte d’énergie, d’impulsion et qui nous a permis de rêver encore plus grand. C’est quelqu’un qui donnait beaucoup d’espoir parce qu’il pouvait aller là où tu pensais ne pas arriver pour pouvoir décrocher cette étoile pour toi. C’était une personne magnifique qui travaillait dur pour que les auteurs puissent faire des films, raconter des histoires africaines qui aient une portée internationale. Des histoires qui puissent traverser les frontières de par leur qualité et leur esthétique.

LEQUOTIDIEN

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