Dans « Legacy+ », le fils aîné de Fela Anikulapo Kuti, Femi, et son petit-fils, Made, sortent de concert leurs albums respectifs. Une initiative aux allures de profession de foi pour brandir l’afrobeat tel que son concepteur, Fela, le concevait : une musique de combat, expression de la lutte menée par la famille Kuti contre la corruption endémique au Nigeria et ses conséquences désastreuses sur la population.
On ne le sait que trop, dans le domaine de la musique comme ailleurs, être enfant de la balle ne fait pas tout. Encore faut-il faire ses preuves pour briller et durer. Chez les Kuti, on fait mieux, c’est de père en fils et en petit-fils que le talent comme le militantisme se transmettent depuis plusieurs générations. Sans faille. À bientôt 69 ans, Femi Kuti, l’aîné de Fela Kuti, vient de sortir un nouvel opus avec son fiston, Made Kuti. Ce projet commun se présente sous forme d’un double album, Legacy +, au sein duquel chacun a produit sa propre galette, Stop the hate pour Femi, For(e)ward pour Made. Un passage de flambeau fort de sens, réussi et plutôt inédit dans la transmission musicale de père à fils. À l’heure où le Nigeria bat des records de corruption, il relaie dignement l’engagement de Fela pour la démocratie et la justice.
Femi Kuti a grandi sur scène, dans l’ombre d’un père inventeur d’un genre musical explosif, l’afrobeat mais aussi activiste nigérian notoire. Intégré tout jeune dans son orchestre, il a connu les heures de gloire du Shrine, ce temple de l’afrobeat érigé à Lagos par Fela, à la fois lieu de concert, de fête et tribune politique, où jusqu’au petit matin, le “Black President” comme on le surnommait haranguait le public pour dénoncer la corruption des élites et prendre la défense du peuple nigérian face aux injustices sociales. Femi y a fait ses armes, a connu les descentes de police, la violence des arrestations. Il a vu son père humilié, frappé, arrêté pour avoir dénoncé les dérives du pouvoir d’Obasanjo alors président du Nigéria. Après la mort de Fela en 1997, il a repris son combat en redonnant vie au Shrine et dans la dizaine d’albums qui ont jalonné sa carrière, il a cultivé avec ferveur les pulsations de l’afrobeat et sa verve militante.
Mais comme il nous l’a confié, il s’est construit seul, contraint à être autodidacte. Et ça n’a pas toujours été une partie de plaisir : « C’était la grande bagarre entre mon père et moi, convient-il. Il disait que je n’avais pas besoin de professeur pour devenir un grand musicien. Ce n’était pas une bonne excuse à mes yeux car il est important d’avoir un apprentissage de base. J’ai été malheureux pendant longtemps parce que si souvent frustré de ne pas savoir comment maîtriser une technique en peu de temps. Même si ça m’a mené là où je suis aujourd’hui, c’était très risqué ».
QUARANTE ANS PLUS TARD
Aussi, pour son fils Made, Femi a voulu un autre apprentissage. S’il a suivi les pas de son père en tutoyant la trompette dès l’âge de trois ans et en jouant très tôt au sein de son groupe, Positive Force, Made a fait ses gammes au conservatoire Trinity à Londres, le même où Fela a étudié. Il a ainsi pu « combiner mon savoir avec son éducation » résume fièrement Femi. Et il peut en être fier du petit. Car à 25 ans, Made commet avec For(e)ward un premier album prometteur, qui est tout sauf la réplique du père, du grand-père ou de son oncle, Seun, lui aussi engagé dans l’afrobeat. Made n’a pas choisi non plus d’exploiter la veine de l’afrobeats – avec un « s » – ce genre commercial très prisé ces temps-ci à l’international, venu du Ghana ou du Nigéria et incarné par des artistes comme Davido ou Burna Boy, qui puise plus dans la pop et l’afro-trap que dans l’afrobeat. Il a préféré ses racines à la valeur marchande et branchée d’un style. Avec la volonté d’imprimer sa patte, il a donc d’abord décidé d’être seul maître à bord de son album en chantant et en jouant chacun des instruments qui le charpentent. Basse, batterie, percussions, claviers, guitares, cuivres, tout est … made in Made, comme s’il s’était inventé l’épreuve d’un rite de passage.
Modelé par du highlife, de la soul, du jazz au phrasé parfois déstructuré, son afrobeat est impulsif, articulé autour de textes politiques souvent concis et répétitifs. Sur le titre Blood, Made Kuti sample les discours de son père et les rumeurs d’une foule pour chanter le sang de la répression. Si la cadence générale de l’album est soutenue, comme le veut l’afrobeat, le jeune virtuose sait se poser comme sur Different streets où son parlé-chanté décline une société nigériane divisée entre travailleurs et corrompus. « Mon grand-père ne prédisait pas l’avenir dans ses chansons, scande-t-il. Mais on doit se rendre à cette évidence terrifiante, nous sommes confrontés aux mêmes problèmes que dans les années 70 ». L’électricité, l’eau potable, l’accès aux soins de santé font encore défaut à ce jour au Nigéria. En octobre dernier, on a vu Made défiler dans les rues de Lagos aux côtés de son père lors des manifestations contre les brutalités policières et le SARS, une unité de police ultra violente, dissoute depuis ces protestations. Une violence systémique dont Fela a largement fait les frais en son temps.
« Jeune homme, jeune fille, votre temps est venu / À votre tour de briller / Vous devez être fier de vivre votre vie » chante Femi sur sa partie, dédiant clairement Stop the Hate à la jeune génération. Sa virulence contre la corruption et la mauvaise gouvernance de son pays redouble de conviction sur ce nouvel album, appuyée par une orchestration fiévreuse et irréprochable. En s’adressant aux jeunes et en passant la main à son fils Made, Femi perpétue la raison d’être de l’afrobeat, une « arme du futur » comme Fela aimait la qualifier. Ce dernier affirmait à l’aube des années 80 *: « la lutte doit s’arrêter, on doit faire en sorte qu’elle s’arrête ». Quarante ans plus tard, ce n’est malheureusement toujours pas d’actualité. Les Kuti n’ont pas fini d’en jouer la partition.
Source: marianne.net
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