Maître incontesté du jeu politique en Tunisie pendant une décennie, Rached Ghannouchi, le chef du parti islamo-conservateur Ennahda, a été arrêté lundi soir après des propos critiques contre le gouvernement de Kaïs Saïed. Dans la foulée, les bureaux du parti d’opposition ont été fermés mardi dans tout le pays. À 81 ans, cette personnalité clivante fait figure de bouc émissaire idéal pour un pouvoir aux abois.
Figure islamiste de la première heure pourchassée par le pouvoir du président Habib Bourguiba (1957-1987), Rached Ghannouchi crée un parti politique dans la mouvance des Frères Musulmans au début des années 1980. Contraint ensuite à l’exil à Londres pendant plus de 20 ans, il conserve cependant la présidence d’Ennhada (« Renaissance »), formation alors interdite en Tunisie.
Le 30 janvier 2011, quinze jours après la chute du président Ben Ali, il fait son grand retour au pays, accueilli par des milliers de partisans qui le voient comme l’homme de la situation pour mener la transition démocratique.
« Un fou de pouvoir »
En quelques mois, Ennahda se hisse au sommet. Le parti remporte 89 sièges sur 217 lors des élections constituantes d’octobre 2011, le premier scrutin démocratique en Tunisie. À sa tête, Rached Ghannouchi, passé maître dans l’art du compromis, sait se rendre incontournable pendant une décennie sur la scène politique tunisienne, quitte à nouer des alliances de circonstances, voire contre-nature.
Par exemple en 2014, lorsqu’il gouverne main dans la main avec le parti séculier Nidaa Tounes du défunt président Beji Caïd Essebsi ou encore en 2019, lorsqu’il accède à la présidence de l’Assemblée nationale grâce à un accord avec le parti libéral Qalb Tounes.
« Ghannouchi est un fou de pouvoir, un fin politique et clairement quelqu’un de très intelligent qui savait faire des compromis, avancer quand il le fallait et reculer au bon moment, », analyse Pierre Vermeren, professeur d’histoire contemporaine des sociétés arabes-berbères à Paris I Panthéon-Sorbonne. « Il se voyait en sorte d’Erdogan tunisien avec pour objectif de faire du pays une République islamique », ajoute le spécialiste de la politique tunisienne, faisant référence au président turc.
Réthorique anti-parlementaire
Aujourd’hui, beaucoup de Tunisiens estiment que les promesses de la Révolution de 2011 n’ont pas été tenues. Alors que le pays s’enfonce dans une profonde crise institutionnelle et économique, une grande partie de l’opinion publique juge Rached Ghannouchi et Ennahda responsables de la situation actuelle.
« Les islamistes ont perdu une grande partie de leur popularité dans le pays faute d’avoir mené une véritable politique économique et sociale », rappelle le sociologue Vincent Geisser, chargé de recherche au CNRS. Pour une majorité de Tunisiens, Rached Ghannouchi est la « cause numéro 1 de l’échec de la transition démocratique », abonde Pierre Vermeren. « Il fait donc un bouc émissaire idéal pour le président Saïed ».
En ciblant Rached Ghannouchi, le président tunisien s’en prend ainsi à une personnalité clivante et à « un symbole du régime parlementaire qu’il veut absolument voir disparaître. Un symbole également de la corruption et des élites qui auraient œuvré pour affaiblir la souveraineté tunisienne », analyse Vincent Geisser.
Rached Ghannouchi fait notamment l’objet depuis le mois de juin d’une enquête pour des soupçons de corruption et blanchiment d’argent liés à des transferts depuis l’étranger vers l’organisation caritative Namaa Tunisie, affiliée à Ennahda.
Le « meilleur adversaire » du président
Selon les experts, Rached Ghannouchi apparaît comme le meilleur ennemi du président tunisien, dont il partage les valeurs traditionnelles et conservatrices. « Rached Ghannouchi a soutenu la campagne de Kaïs Saïed en 2019, pensant au départ pouvoir le manipuler. Mais ce dernier, une fois au pouvoir, a finalement rompu avec lui et en a fait son meilleur adversaire », rappelle Pierre Vermeren.
À l’image de l’ensemble de l’opposition, Rached Ghannouchi et Ennahda semblent par ailleurs très affaiblis non seulement en raison de la répression menée par le gouvernement tunisien mais aussi à cause d’une profonde crise interne. En panne de financements, le parti perd des dirigeants, des militants et des électeurs depuis plusieurs années. « Rached Ghannouchi est aujourd’hui assez seul, les soutiens internationaux se sont effilochés, l’opinion publique tunisienne a également beaucoup changée », assure Pierre Vermeren qui évoque un effondrement de la scène politique dans le pays.
« Avec l’arrestation de Rached Ghannouchi, Kaïs Saïed veut ainsi porter un coup à un parti qui connaît déjà une crise interne mais qui le gêne car il reste bien implanté territorialement », poursuit Vincent Geisser.
Au lendemain de l’arrestation de Rached Ghannouchi, les autorités tunisiennes ont fermé les bureaux du mouvement Ennahdha sur l’ensemble du territoire, a indiqué mardi un responsable du parti.
Cette répression s’inscrit dans un tournant autoritaire et répressif du régime de Kaïs Saïed. Depuis février 2023, une quinzaine de figures de l’opposition ont été placées en détention provisoire, parmi lesquelles des ex-ministres, des hommes d’affaires et le patron de la radio la plus écoutée du pays, Mosaïque FM.
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