À Tartous, les alaouites refusent de payer pour les crimes d’Assad

Un mois après la chute du régime de Bachar al-Assad, la minorité alaouite de Syrie, qui en était la colonne vertébrale, redoute une chasse aux sorcières. Dans leur fief à Tartous, des membres de la communauté rappellent qu’ils ont également été victimes de la tyrannie sanguinaire de l’ancien dictateur.

Sur son visage, un œil au beurre noir. Sur son dos, de larges ecchymoses. Ali*, la petite vingtaine, est terrorisé. Cet ex-soldat syrien affirme avoir été interpellé Il y a quelques jours à un checkpoint, non loin du village de Khirbet al-Ma’zah, près de la ville côtière Tartous, au bord de la Méditerranée. « On m’a dit : ‘Tu es un porc alaouite !’ On m’a traité comme un animal parce que je suis alaouite », affirme-t-il, sous couvert d’anonymat pour raisons de sécurité.

Dans un lieu loin des regards indiscrets, Ali raconte avoir été extirpé d’un bus par des hommes du Hayat Tahrir al-Cham (HTC ou HTS : autrefois affilié à al-Qaïda) alors qu’il allait demander l’amnistie promise aux soldats de l’ancien régime n’ayant pas commis de crimes de sang ou de torture. Emmené dans un avant-poste de contrôle avec sept autres personnes, le jeune homme dit avoir été ligoté, séquestré et battu. Coups de poings, de pieds, de barre de fer… Cinq heures de calvaire avant d’être relâché sur le bord de la route.

« Je n’étais pas heureux d’être dans l’armée de Bachar mais je n’avais pas le choix.

Nous étions pauvres et ils auraient arrêté ma famille, ajoute-t-il en précisant qu’il n’a jamais commis de violence. Je n’ose plus sortir de chez moi, en particulier après le coucher du soleil. Les gens masqués nous terrifient. Je suis sûr qu’ils puniront toute la communauté [alaouite]. »Il fait référence aux hommes du HTC aux postes de contrôle, dont la plupart portent une cagoule ou un foulard qui ne laisse apparaître que leurs yeux.

« Un sentiment de crainte installé à Tartous »

Des accusations infondées selon les nouveaux dirigeants islamistes de la ville. « Il y a peut-être quelques incidents à des checkpoints mais cela reste des cas isolés, explique Rahim Abu Mahmoud, responsable HTC du service de régularisation des soldats à Tartous. Nous ne faisons aucune différence entre les communautés, nos rapports sont très bons avec tout le monde. Nous avons un problème avec ceux qui ne se sont pas régularisés ou qui ont caché des armes. Les autres n’ont rien à craindre.

Le problème, c’est qu’un sentiment de crainte s’est installé, favorisé par la prolifération de fausses vidéos. »

Insultes, harcèlement, expéditions punitives, disparitions et meurtres… Depuis la chute de Bachar al-Assad, les récits affirmant l’existence d’une chasse aux sorcières se multiplient sur les réseaux sociaux. De nombreuses vidéos montrant des combattants de HTC humilier, battre ou appelant au meurtre des alaouites sont partagées sans même avoir été authentifiées. 

Alors que l’ONU travaille à les corroborer afin d’éviter toute explosion des violences communautaires, l’Observatoire syrien des droits de l’homme estime que 150 alaouites ont été assassinés depuis un mois.

Tartous est l'un des trois terminaux d'exportation du pétrole de l'est du pays.

À Tartous, fief de la communauté alaouite, la psychose s’est pourtant installée. 

Durant les 50 ans de règne de la dynastie Assad, les alaouites ont été la colonne vertébrale du régime. Environ 80 % d’entre eux travaillaient pour l’État, notamment à des postes importants dans les services de renseignement, de sécurité ou encore de l’armée.

Aujourd’hui, de nombreuses voix s’élèvent pour rappeler qu’elles ont, elles aussi, été victimes du régime.

« En 2000, mon père a quitté l’armée car il ne supportait plus la corruption des hauts gradés, explique Hasan*, un ingénieur de 21 ans. Ils volaient même la nourriture des soldats ! Sa solde n’était que de 25 dollars [l’équivalent de 24 euros aujourd’hui] mais il n’avait pas le choix pour vivre. »

Assad et la doctrine du « diviser pour mieux régner »

Bachar al-Assad s’est toujours présenté comme le protecteur des minorités religieuses. Cette rhétorique s’est intensifiée en 2011 avec l’émergence de l’organisation État islamique ou encore du Front al-Nosra, affilié à Al-Qaïda, fondé par Ahmed al-Charaa, désormais nouvel homme fort du pays. « Nous étions tous syriens mais quand la révolution a commencé, tout a changé, raconte Hasan.

Au début, c’était un mouvement pacifique dirigé contre Bachar.

Puis ils [les rebelles islamistes] ont commencé à tuer des Alaouites simplement parce qu’ils appartenaient à la même communauté qu’Assad, regrette-t-il en évoquant des proches tués à Homs. Assad a tout fait pour amplifier cela.

C’était diviser pour mieux régner. « 

Le "I Love Tartous" a été repeint aux couleurs de la nouvelles Syrie. Tartous, le 10 janvier 2015.

À la chute du régime, le sentiment d’euphorie a été de courte durée, explique Hasan.

« Je l’ai toujours détesté mais j’avais peur. La population a soutenu Bachar jusqu’il y a trois ou quatre ans », poursuit-il en précisant qu’il incluait les sunnites et les chrétiens comme à Alep ou à Homs, où avaient eu lieu des manifestations pro-Assad. « On avait tous peur car tout était dangereux. Dire le simple mot ‘dollar’ pouvait vous conduire en prison. »

Une peur qui n’a pas disparu avec l’avènement de HTC.

Le nouvel homme fort de Damas a multiplié les messages d’unité depuis son arrivée à la tête du pays. Mais comme de nombreux coreligionnaires, Hasan redoute la « fitna », qui désigne les troubles entre les communautés religieuses.

« Seuls 10 % des alaouites sont mauvais mais ils ont gâché la vie de 90 % de la communauté, poursuit-il. Ils nous ont aussi harcelé. Si vous aviez un virement de l’étranger sur votre compte bancaire, ils le fermaient pour récupérer l’argent. Il y a trois ans, j’ai commencé à utiliser les cryptomonnaies pour travailler avec des clients américains ou européens. « 

« Hitler détestait les juifs, Assad détestait tout le monde »

Cette angoisse est omniprésente chez Ammar*. « Je ne me sens pas citoyen, regrette-t-il. Je n’ai pas le droit d’être heureux. Nous sommes qualifiés d’hérétiques [le culte alaouite est un lointain dérivé du chiisme]. Nous avons tous été étiquetés comme des pro-Assad. De nombreux massacres qu’il a commis ont été présentés comme des massacres commis par des alaouites contre des sunnites.

Aujourd’hui, ils veulent nous tuer. « 

Le jeune médecin explique avoir volontairement échoué à ses examens pendant trois ans pour ne pas avoir à rejoindre l’armée. Une fois diplômés, les Syriens étaient obligés de servir au moins deux ans. « Vous entrez mais vous ne savez pas quand vous sortez. Certains sont restés dix ans ». Une jeunesse volée, décrit-il.  » Nous n’avons pas apprécié l’enfance, ni l’adolescence.

J’ai l’impression qu’un vieil homme est coincé dans mon corps ».

À Tartous, des slogans à la gloire de HTC recouvrent les murs, le 10 janvier 2025.

Vengeance. Ammar est persuadé que ceux qu’il a toujours considérés comme des frères vont vouloir faire payer aux alaouites les crimes du dictateur honni.

« Si je reste ici, je ne pourrai jamais subvenir aux besoins de ma famille ou même fonder la mienne. Il ne s’agit pas seulement d’une menace économique mais existentielle. La semaine dernière, j’ai dû quitter le gouvernorat », poursuit-il. « J’ai fait en sorte que mon téléphone ait accès à Internet pour retransmettre en direct s’il m’arrivait quelque chose. Si je suis tué, je ne veux pas être étiqueté pro-Assad. Qualifiez-moi de racaille alaouite mais ne me qualifiez pas de pro-Assad. Je ne suis pas pro-Assad. »

Ammar ne mâche pas ses mots. Calmement.

Il n’hésite pas à convoquer de sombres figures de l’histoire pour décrire ce que représentait le « sadique » tyran syrien. « Hitler détestait les juifs. Assad détestait tout le monde. Staline avait en tête l’intérêt de l’Union soviétique, ce qui n’était pas le cas d’Assad pour la Syrie. Il a juste construit une ferme dans laquelle nous avons tous travaillé pour qu’il puisse s’enrichir.

Il s’est assuré que lorsqu’il partirait, il ne laisserait que la haine derrière lui. « 

Des banderoles à la gloire du HTC ont été accrochées un peu partout dans Tartous. Le 10 janvier 2025.

Le jeune médecin refuse de servir de bouc émissaire. « Parmi les criminels de guerre du régime figurent de nombreux sunnites : Ali Mamlouk, le chef du renseignement, Asma, la femme de Bachar, Moustapha Tlass, l’ex-ministre de la Défense… Ce n’est pas parce que Bachar al-Assad était alaouite qu’il se comportait comme ça mais parce que c’était un monstre. »

Dans la cité balnéaire de Tartous, les langues continuent à se délier. Razan* estime déjà avoir payé un lourd tribut.

« Mon mari est mort à cause de Bachar al-Assad. Il servait dans l’armée et il a été tué par des groupes extrémistes à Lattaquié en 2016. Lors de ses funérailles, mon fils a déchiré le portrait de Bachar qui était accroché », sanglote la quinquagénaire en précisant que sa fille n’a jamais connu son père. « Je n’ai jamais eu la moindre compensation. « 

Razan se ressaisit rapidement. La fonctionnaire évoque sa peur panique de voir s’imposer la loi du talion.

« Quand ils [les HTC] sont entrés à Tartous, j’ai détruit la photo de mon mari. J’étais terrifiée à l’idée qu’ils la trouvent. C’est un martyr et ils ont les leurs. Je veux bien leur pardonner d’avoir fait couler son sang s’ils garantissent la sécurité de mes deux fils, qui ont dû fuir à l’étranger pour éviter le service militaire. »

« Je suis syrien avant tout »

Si le ressentiment à l’égard des alaouites a toujours existé sous les Assad, les 13 ans de guerre l’ont transformé en haine. Une double peine pour Hassan G. Ahmad, qui tient à donner son identité. « La haine de ce régime ne visait pas une communauté en particulier. Elle était distribuée à tous ceux qui s’y opposaient, quelle que soit leur appartenance religieuse ou politique.

Il ne faut pas oublier que certains alaouites ont participé aux opérations militaires contre le régime syrien, rappelle le jeune activiste de 26 ans. L’opposition alaouite a choisi la lutte politique, comme le docteur Abdel Aziz de la ville natale d’Assad.

Il était détenu depuis plus de 12 ans et nous ne connaissons toujours pas son sort. »

L'activiste alaouite Hassan G. Ahmad a tenu à poser avec son chat Léo, le 10 janvier 2015.

L’activiste a lui-même payé son engagement au prix fort. Il a goûté aux geôles syriennes à plusieurs reprises entre 2023 à 2024.

À la torture aussi. « Les alaouites arrêtés pour des raisons politiques ont été bien plus torturés que les autres. Ils étaient considérés comme des traîtres, explique-t-il en mimant avec sourire les supplices qu’on lui a infligés. J’en fais encore des cauchemars mais l’humour noir est mon refuge. « 

Les alaouites sont en « proie à une crise d’angoisse depuis le 8 décembre », poursuit-il en rejetant le mot minorité.

« Nous avons besoin d’un gouvernement constitué de toutes les composantes de la société et pour l’instant il est unicolore. Nous sommes des citoyens. Je ne m’identifie pas comme musulman, alaouite, athée, sunnite ou quoi que ce soit d’autre. Je suis syrien avant tout ».

france24

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