Dématérialisation des procédures : dix associations saisissent le Conseil d’État face aux bugs « massifs » de l’ANEF

Dix associations françaises ont saisi fin mars le Conseil d’État pour dénoncer les dysfonctionnements « massifs et récurrents » de l’ANEF, cette plateforme de service public obligatoire depuis 2021 pour renouveler les titres de séjour des étrangers de France. L’ANEF, censée simplifier toutes les procédures, est « un outil à fabriquer de la précarité », dénoncent les militants.

Dix associations, dont le Secours catholique, France terre d’asile et la Cimade, ont annoncé mardi 8 avril avoir saisi le Conseil d’Etat – le 27 mars – pour « carence fautive ». Ils dénoncent les dysfonctionnements « massifs » de l’Administration numérique pour les étrangers en France (ANEF), cette plateforme dématérialisée qui permet notamment aux étrangers de France de demander ou de renouveler leur titres de séjour.

Selon les associations, les multiples bugs informatiques et couacs administratifs de l’ANEF empêchent les personnes étrangères de travailler et de s’insérer dans la société.

« Les dysfonctionnements kafkaïens de la plateforme numérique des demandes de titres de séjour, signalés à maintes reprises aux pouvoirs publics, entravent l’accès des personnes étrangères au marché du travail, aggravent leur précarisation et pénalisent lourdement les associations et les entreprises qui les accompagnent ou les emploient », dénoncent dans un communiqué les dix associations.

En effet, les multiples bugs de l’ANEF empêchent concrètement les étrangers régularisés – qui sont obligés d’y recourir – de prendre un rendez-vous à la préfecture, de renouveler leurs papiers ou même de déclarer un changement d’adresse ou de situation familiale. Pourtant, sans ces documents obtenus dans un temps imparti, les étrangers risquent de perdre leur emploi ou leurs droits sociaux. Et impossible de se déplacer physiquement dans les préfectures pour plaider sa cause, aucun rendez-vous non programmé n’est accepté.

« Parcours de vie brisés »
Une réalité dont a été témoin InfoMigrants, lors d’un reportage à la permanence d’accès au droit de La Cimade, le mois dernier. Là-bas, l’association se dit débordée par des étrangers démunis face aux blocages de l’ANEF. Paimann, par exemple, un Afghan de 32 ans n’arrive plus à renouveler son titre de séjour. De 2018 à 2023, il a pu refaire ses papiers sans soucis mais en 2024 à l’arrivée de l’ANEF, les ennuis commencent.

Son renouvellement de titre de séjour a bien été accepté, lui fait-on savoir, mais Paimann n’obtient pas de rendez-vous à la préfecture pour le récupérer. Il a en sa possession une attestation de prolongation d’instruction [API, qui remplace les anciens récépissés]. Après plusieurs mois d’attente, Paimann perdra son emploi, en novembre 2024. Son employeur exigeait le précieux sésame pour l’embaucher – l’API ne suffisait plus.

Les histoires similaires à celle de Paimann sont légion.

Boyega, lui, n’arrive pas à refaire ses papiers après le vol de son titre de séjour. Pour faire un duplicata, ce réfugié nigérian doit se connecter à l’ANEF mais il n’a plus accès à son compte car son numéro d’étranger – nécessaire à la connexion – se trouvait sur ledit titre de séjour. La préfecture n’a jamais répondu à ses appels pour trouver une solution.

Les associations fulminent donc depuis des mois face à ces « dysfonctionnements massifs et récurrents » et dénoncent « des parcours de vie brisés, des personnes empêchées de travailler, des entreprises privées de salariés, des associations qui s’épuisent dans des procédures dysfonctionnelles et des services préfectoraux qui peinent à débloquer des situations ».

« Le numérique ne peut pas se substituer aux rendez-vous physiques »
La Défenseure des droits, Claire Hédon, a récemment dressé un bilan sévère à propos de l’ANEF. Entre 2020 (début du déploiement pour les étudiants) et 2024, l’institution a enregistré une augmentation de 400% du nombre de réclamations liées à ce sujet.

Dans un entretien à Ouest-France, le 25 mars, Claire Hédon demandait aussi « la possibilité d’interagir avec l’administration par plusieurs canaux et pas seulement via le numérique » pour garantir un accès équitable aux services publics. Autrement dit, obtenir des réponses humaines en cas de couacs informatiques. Le numérique « ne peut pas se substituer aux rendez-vous physiques, téléphoniques ou aux dépôts de documents papiers », a-t-elle plaidé.

La situation est telle qu’aujourd’hui « ce sont des employeurs qui nous appellent à l’aide pour renouveler les titres de séjour de leurs employés alors qu’ils ont eu du mal à recruter », souligne de son côté Pascal Brice, président de la Fédération des acteurs de solidarité (FAS), collectif d’associations figurant parmi les requérants.

« Outre les dysfonctionnements de la dématérialisation, il y a une volonté politique de multiplier les obstacles pour les immigrés, mais on ne fait que les empêcher de travailler », pointe Pascal Brice. « Il y a dix ans, le problème était d’avoir un titre de séjour, il demeure, mais aujourd’hui il y a un problème massif de renouvellement », constate-t-il.

L’Intérieur conscient de l’impact de ces dysfonctionnements
Avec ce recours déposé devant la plus haute juridiction administrative du pays pour « carence fautive », les associations espèrent enjoindre l’Etat à corriger le tir. Car, ces derniers mois, des courriers ont été adressés au ministère de l’Intérieur pour demander la mise en place de mesures correctives, en vain, déplorent les requérantes.

En juin 2022, le Conseil d’État avait déjà contraint l’État à mettre en place un accompagnement suffisant des usagers et des solutions de substitution au cas où celui-ci ne serait pas adapté à leur profil.

Mais l’accompagnement en question s’est résumé au Centre de contact citoyen (CCC), joignable par formulaire numérique et – en théorie – par téléphone. « J’ai déjà essayé d’appeler le CCC. J’ai eu 50 minutes d’attente pour finalement avoir une personne au téléphone que je n’entendais pas et qui m’a demandé d’envoyer un mail au CCC », témoigne Marie-Sophie Olivera, responsable du Centre d’entraide pour les demandeurs d’asile et les réfugiés (CEDRE) du Secours catholique, interrogé par InfoMigrants.

Interrogée par InfoMigrants en mars dernier, la Direction générale des étrangers en France (DGEF) – qui dépend du ministère de l’Intérieur et qui est à l’initiative de l’ANEF – dit être consciente de l’impact de ces dysfonctionnements et travailler d’arrache-pied à leur résolution. « Le système de remontée des bugs a été mieux organisé au cours de 2024 », a avancé une source de la DGEF.

infomigrants

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