La Tunisie lance une consultation nationale au détriment des acquis démocratiques

La Tunisie a lancé samedi une consultation nationale devant recueillir les suggestions des Tunisiens concernant les réformes proposées par le président Kaïs Saïed, avant le référendum constitutionnel prévu en juillet. Le président espère ainsi remettre le pays sur les rails. Mais l’opposition prévient : cette initiative ne parviendra peut-être pas à sortir la Tunisie d’une série de crises et risque de saper les acquis de la révolution populaire de 2011.

« Votre opinion, notre décision » : la plateforme électronique visant à recueillir les suggestions des Tunisiens concernant les réformes proposées par le président tunisien, Kaïs Saïed, a officiellement été lancée samedi 1er janvier.

Du 1er janvier au 20 mars, cette « consultation populaire » numérique portant sur des questions politiques, économiques, éducatives ou encore culturelles, doit faire émerger des idées qui serviront de base à des amendements constitutionnels. Un procédé singulier qui illustre, selon les détracteurs, les méthodes « populistes » du président, élu en 2019 avec près de 73 % des suffrages et qui continue de jouir d’une popularité solide.

En plein blocage politique, Kaïs Saïed s’est arrogé les pleins pouvoirs le 25 juillet, dans le pays qui fut le berceau du Printemps arabe en 2011. Le président a notamment limogé le Premier ministre et suspendu le Parlement dominé par le parti d’inspiration islamiste Ennahdha, sa bête noire.

Le 13 décembre, le président a dévoilé une feuille de route destinée à sortir de la crise politique avec un scrutin législatif prévu en décembre 2022, après révision de la loi électorale, et un référendum en juillet 2022 pour amender la Constitution, qu’il veut plus « présidentielle », au détriment du Parlement.

Mais ce processus pose de nombreux problèmes, autant techniques que démocratiques.

« Le pays nage en pleine incertitude politique même après l’annonce par Kaïs Saïed de sa feuille de route qui ne semble pas rassurer les partenaires, ni à l’intérieur ni à l’extérieur », indique le politologue Hamza Meddeb à l’AFP.

Un procédé contesté
Alors que seulement 45 % des foyers disposent d’une connexion Internet, la « consultation populaire » électronique exclut déjà une partie significative des Tunisiens.

Interrogée par TV5Monde, Mouna Kraïem Dridi, enseignante de droit à Tunis et présidente de l’Association tunisienne de droit constitutionnel comparé, doute de l’efficacité de cette consultation « sur le plan purement technologique ». Les citoyens tunisiens ont par exemple déjà été confrontés à des défaillances techniques ou sécuritaires sur la plateforme publique Evax qui permet de prendre rendez-vous pour la vaccination contre le Covid-19.

Pour adresser leurs remarques, les internautes sont appelés à s’inscrire avec leur carte d’identité en entrant dans le portail, sollicitant un code secret qui leur est envoyé par texto. Un dispositif sur lequel s’interrogent les médias locaux concernant le respect ou non de cet anonymat.

« La transparence, la crédibilité et l’orientation. Voilà les trois risques majeurs que pose pour moi cette consultation », dénonce Mouna Kraïem Dridi.

« Comment va-t-on dégager des conclusions, à partir de toutes les réponses qui seront fournies ? Qui fera la synthèse ? », s’interroge l’enseignante. « Confier l’analyse à un comité dont on ignore encore la composition ne fait que jeter le discrédit sur cette opération. »

« Chaque opération organisée sans être précédée par un dialogue ouvert, incluant toutes les franges de la population et de la société civile, manque pour moi de légitimité », critique la juriste. Mouna Kraïem Dridi, qui a travaillé de fin 2016 à début 2020 comme conseillère juridique du président de l’Assemblée, déplore aussi le manque d’explications sur le programme présidentiel.

Risque de destabilisation politique
Ces consultations débutent « en plein malaise socio-économique avec des questionnements concernant les libertés », ajoute le politologue Hamza Meddeb, déplorant « une répression à visage couvert ».

Et la situation financière n’est guère réjouissante. Dans le budget présenté le 28 décembre, la Tunisie prévoit de creuser sa dette de six milliards d’euros supplémentaires pour relancer une économie lourdement affectée par les crises politique et sanitaire.

« Depuis le 25 juillet, il y a une seule institution et une seule personne qui décide de l’avenir de ce pays (…) et rien ne laisse croire qu’il va y avoir de l’espoir », estime Bochra Belhaj Hmida. Cette célèbre militante politique et des droits humains vient d’être condamnée à six mois de prison pour une plainte d’un ancien ministre remontant à 2012, un verdict dont le timing interpelle : il est tombé quelques jours après qu’elle a publiquement critiqué le président Saïed.

Le président, qui a aussi été professeur de droit constitutionnel, maîtrise les ressorts juridiques, ce qui pourrait le conduire, selon plusieurs analystes, à s’arroger tous les pouvoirs via la Constitution, menant le pays vers un système politique plus autocratique si les réformes incluent une large augmentation des pouvoirs présidentiels.

Cette probabilité est d’autant plus grande que le Parlement tunisien reste suspendu et donc incapable de fonctionner officiellement. Ce qui pourrait perturber la stabilité politique de la Tunisie en bouleversant l’équilibre des pouvoirs si durement acquis entre les branches exécutives et législatives du pays.

« Pente glissante »
D’autres politiques et militants ont été poursuivis après des prises de position contre Kaïs Saïed sur les réseaux sociaux.

Vendredi, le président adjoint d’Ennahdha, Noureddine Bhiri, proche du chef historique de ce mouvement, Rached Ghannouchi, a été arrêté devant son domicile. Dans un communiqué, Ennahdha a dénoncé « un kidnapping et un dangereux précédent qui marque l’entrée du pays dans le tunnel de la dictature ».

Le 22 décembre, l’ancien président Moncef Marzouki, vivant en France, a été condamné par contumace à quatre ans de prison pour avoir « porté atteinte à la sûreté de l’État à l’étranger », après avoir critiqué publiquement le pouvoir tunisien.

« Tous ces procès expéditifs contre les voix critiques montrent que la justice est malheureusement aux ordres de celui qui gouverne », selon Hamza Meddeb.

Human Rights Watch a dénoncé la multiplication depuis le 25 juillet de poursuites judiciaires visant divers opposants, qui s’appuient, selon HRW, sur des lois « répressives ».

Le Syndicat national des journalistes en Tunisie a lui mis en garde contre « un danger imminent menaçant la liberté de la presse, des médias et d’expression ».

Des opposants au coup de force de Kaïs Saïed, membres du collectif Citoyens contre le coup d’État, ont entamé le 23 décembre une grève de la faim pour protester contre une « abolition complète des libertés ». Le groupe a appelé au boycott de la « consultation populaire ».

« La Tunisie est sur une pente glissante et on peut s’attendre à de vives tensions », met en garde Hamza Meddeb.

Avec AFP

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