La Russie et l’Ukraine sont deux des principaux exportateurs de céréales dans le monde. Leur prix a déjà augmenté depuis le début de l’invasion russe.
« Tout le monde évoque à raison les conséquences pour le gaz ou le pétrole, mais la dimension agroalimentaire de cette guerre ne doit pas être sous-estimée », prévient d’emblée Sébastien Abis, directeur général du Club Demeter, think tank dédié à la géopolitique agricole. Le conflit entre Moscou et Kiev oppose notamment le premier et le cinquième exportateur de blé mondial, pesant environ 30 % des ventes de la planète.
L’invasion de l’Ukraine a donc été suivie d’une flambée du cours du blé, qui a atteint un pic à 340 euros la tonne en cours de journée jeudi, avant de se stabiliser autour de 315 euros en fin de séance. Un niveau supérieur à l’ancien record, 300 euros la tonne, en novembre 2021. Le conflit touche également une multitude d’autres céréales, l’Ukraine pesant dans les exportations mondiales 20 % du maïs, 20 % du colza et 50 % du tournesol.
Instabilité des prix
« Le conflit se déroule dans les zones agricoles les plus productives de l’Ukraine et la Russie a déjà mis la main sur de nombreux ports, note Paolin Pascot, cofondateur d’Agriconomie. Les récoltes ukrainiennes sont particulièrement fournies cette année, mais les Russes accepteront-ils qu’ils les vendent ? »
Beaucoup de questions planent actuellement sur le marché, de quoi expliquer les envolées des prix : « Ça peut devenir un véritable problème au niveau mondial, appuie Jean-Jacques Hervé, président de l’Académie de l’agriculture de France. De nombreux pays dépendent du blé russe, mais aussi du maïs ou du tournesol ukrainien. Et si les cours du blé atteignent 500 ou 600 euros, tous ne seront pas en mesure de se fournir. » La plupart des nations, prudentes, ont des réserves. L’Egypte, premier importateur mondial de blé, a par exemple indiqué pouvoir tenir cinq mois sur ses stocks, indique Sébastien Abis, qui redoute une inflation mondiale.
Et pour la France ?
Coté français, les prix des produits devraient rester relativement stables et votre baguette de pain ne coûtera pas 3,50 euros, on vous rassure. La France est le premier producteur et le premier exportateur de blé de l’Union européenne, et 50 % de ses céréales partent à l’étranger, renseigne Paolin Pascot : « Si la crise dure, elle pourra baisser ses exportations pour se concentrer sur le marché interne. Mais on ne manquera pas de céréale en France au vu de notre production nationale. » Quant au prix des pâtes, il dépend du cours du blé dur, alors que nous évoquons ici le blé tendre. Rien à craindre non plus de ce côté.
La France, grande exportatrice, pourrait-elle même profiter de cette hausse du prix de la céréale ? Ce n’est pas dit. « Si le blé flambe trop, il risque surtout de devenir invendable », déplore Jean-Jacques Hervé. Selon la spécialiste, la Russie pourrait de son côté vendre son blé plus bas que le prix du marché, afin d’assurer ses ventes et de conquérir de nouveaux marchés. Le pays dispose en plus de nombreuses frontières, mers et pays alliés pour faire sortir sa précieuse céréale, rajoute Jean-Jacques Hervé.
Une chose est ̂sûre, « tout comme le gaz, la Russie a besoin de vendre ses céréales, essentielles pour son économie », plaide Sébastien Abis. L’assaillant n’a également aucun intérêt̂ à détruire les silos ukrainiens, mais devrait plutôt revendre leurs stocks. Autrement dit, le directeur général de Demeter « exclut tout risque d’une famine mondiale. » Selon l’état des champs ukrainiens post-guerre, « la récolte du pays pourrait néanmoins être affectée l’an prochain. »
De mauvaises nouvelles pour l’élevage français
Le prix du blé influe par contre sur tous les autres céréales, une mauvaise nouvelle pour les éleveurs français. « La protéine de soja, massivement utilisée pour nourrir les bêtes, risque de voir son prix augmenter », appuie Paolin Pascot. A cela s’ajoutent les inflations déjà bien réelles du maïs ou du tournesol ukrainien, là aussi fortement utilisés pour la consommation de nos bêtes françaises.
Pire encore, l’engrais dépend beaucoup du prix du gaz, en constante augmentation depuis la crise ukrainienne : « La tonne d’engrais est rapidement passée de 150 à 600 euros », poursuit Paolin Pascot, de quoi taper fortement dans le porte-monnaie d’un secteur en difficulté. Enfin, la guerre pourrait couper l’élevage français du marché russe, et ce de manière durable. Le géant de l’Est n’hésite pas à s’émanciper des productions étrangères en cas de crise. Après 2014 et les sanctions européennes contre l’annexion de la Crimée, la Russie avait lancé un vaste plan d’indépendance agricole. Paolin Pascot : « En 2021, la France exportait 460 millions d’euros de produit agroalimentaires vers la Russie, principalement dans les secteurs laitiers et porcins. Moscou pourrait vite apprendre à s’en passer, créant un manque à gagner pour les éleveurs. »
Marché en crise, pays en deuil
Le marché était déjà à des prix historiquement haut, en raison de la crise du coronavirus et de conditions climatiques mauvaises. Le conflit ukrainien ne fait qu’empirer les choses. « La situation peut devenir tendue pour certains pays comme le Maroc, importateur et victime d’une sécheresse historique sur ses récoltes », craint Sébastien Abis.
Mais le directeur général le rappelle, il ne faut pas se tromper sur qui sont les principales et premières victimes : « Même au niveau de la sécurité alimentaire, ce sont les Ukrainiens qui vont avoir le plus à pâtir des conséquences de ce conflit. »