L’Union européenne n’a t-elle pas donné du courage à la Russie de la force en l’ayant doté d’armes?
« Nos destins sont liés. L’Ukraine fait partie de la famille européenne. L’agression de Vladimir Poutine est une agression contre tous les principes qui nous sont chers », a déclaré Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne. Le sommet de Versailles de la semaine dernière a montré comment l’Union européenne tente de s’unir après l’invasion russe en Ukraine.
Pourtant, il y a un peu plus d’un an, Vladimir Poutine et son armée étaient encore de bons clients de l’industrie européenne de l’armement. Un tiers des États membres de l’Union européenne ont exporté des armes vers la Fédération de Russie, selon les données du groupe de travail officiel du Conseil sur les exportations d’armes conventionnelles (COARM), analysées par Investigate Europe.
Ces données issues de tous les registres officiels d’exportation d’armes de l’UE-27 montrent qu’entre 2015 et 2020, au moins 10 États membres de l’UE ont exporté pour un total de 346 millions d’euros d’armes vers la Russie. La France, l’Allemagne, l’Italie, l’Autriche, la Bulgarie, la République tchèque, la Croatie, la Finlande, la Slovaquie et l’Espagne – à des degrés différents – ont vendu des « équipements militaires » à la Russie. Notre enquête montre que le terme « équipement militaire » est large et peut inclure des missiles, des bombes, des torpilles, des canons et des roquettes, des véhicules terrestres et des navires.
UN EMBARGO PLEIN DE FAILLES
Et ce, malgré un embargo de l’Union européenne qui interdit les ventes d’armes à la Russie et qui est en place depuis 2014 :
Sont interdits la vente, la fourniture, le transfert ou l’exportation, directs ou indirects, d’armes et de matériels connexes de tous types, y compris les armes et les munitions, les véhicules et équipements militaires, les équipements paramilitaires et leurs pièces détachées, à destination de la Russie, par les ressortissants des États membres ou à partir du territoire des États membres ou au moyen de navires ou d’aéronefs battant leur pavillon, qu’ils soient originaires ou non de leur territoire.
DÉCISION 2014/512/PESC DU CONSEIL du 31 juillet 2014
Cette décision faisait suite à l’annexion de la Crimée et à la proclamation des républiques séparatistes du Donbas. Cependant, dans l’UE, le commerce des armes s’est poursuivi, comme le montrent les données officielles.
Bon nombre des pays de l’UE qui ont exporté des armes vers la Russie ont utilisé une faille juridique dans la réglementation de l’UE pour poursuivre leur commerce en cours. Le groupe de travail sur les exportations d’armes conventionnelles du Conseil a répondu aux questions de l’IE, expliquant que « l’embargo de l’UE sur les armes contient l’exemption suivante : les contrats conclus avant le 1er août 2014 ou les contrats accessoires nécessaires à l’exécution de ces contrats ». Les chiffres que vous trouvez dans la base de données devraient relever de cette exemption. Les États membres sont chargés de veiller au respect de l’embargo sur les armes et de la position commune de l’UE. » C’est pourquoi, conclut COARM, « les États membres n’arment pas la Russie ».
Mais la conclusion n’est pas aussi simple. Siemon Wezeman, chercheur principal à l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), fait une distinction entre le commerce économique ordinaire et les exportations d’armes.
« Les armes font partie de notre politique étrangère, pas de la politique économique. Ce sont les raisons politiques qui priment. »
Selon les données du COARM, après 2014, les États membres ont délivré plus d’un millier de licences (ndlr : autorisations générales pour les transactions d’armes), tandis qu’à peine une centaine ont été refusées. Et en tête de liste des exportateurs européens ? La France.
LA FRANCE, PREMIER EXPORTATEUR D’ARMES VERS LA RUSSIE
Comme le rapporte Disclose, la France a vendu pour 152 millions d’euros d’équipements militaires à la Russie. Un chiffre confirmé par l’analyse d’Investigate Europe, et qui place la France loin devant ses voisins, exportant 44% des armes européennes vers la Russie.
Notre enquête a révélé que depuis 2015, la France a donné son autorisation pour exporter des équipements militaires appartenant à la catégorie « bombes, roquettes, torpilles, missiles, charges explosives », des armes directement létales mais aussi « des équipements d’imagerie, des aéronefs avec leurs composants et des ‘véhicules plus légers que l’air' ».
Selon Disclose, les exportations françaises comprennent également « des caméras thermiques pour plus de 1 000 chars russes, ainsi que des systèmes de navigation et des détecteurs infrarouges pour les avions de chasse et les hélicoptères de combat. Le Kremlin les a achetés à Safran et Thales, dont l’État français est le principal actionnaire. Ces équipements se trouvent désormais à bord des véhicules terrestres, des chasseurs et des hélicoptères opérant sur le front ukrainien.
Le nombre de licences délivrées par la France a bondi en 2015, immédiatement après l’embargo (voir visualisation des données). En 2014, selon nos recherches, les autorités françaises donnaient encore leur autorisation pour envoyer en Russie des « agents chimiques », des « agents biologiques », des « agents antiémeutes », des « matières radioactives, des équipements, composants et matériels connexes ».
Interrogé vendredi 4t mars par IE, le ministère des Armées a mis 11 jours pour répondre que la France s’engage « à appliquer très strictement » l’embargo de 2014. Les missiles, roquettes, torpilles et bombes vendus à la Russie depuis cinq ans sont « en un mot, un flux résiduel, issu des contrats passés (…) et qui s’est éteint progressivement », assure le gouvernement français.
ALLEMAGNE : 122 MILLIONS D’EUROS POUR DES ARMES ET DES NAVIRES
Selon les informations recueillies par Investigate Europe, l’Allemagne a exporté pour 121,8 millions d’euros d’équipements militaires vers la Russie. Cela représente 35 % de toutes les exportations d’armes de l’UE vers la Russie. Il s’agissait principalement de navires brise-glace, mais aussi de fusils et de véhicules de « protection spéciale » qui ont été envoyés en Russie. Le gouvernement allemand n’a pas répondu aux questions d’Investigate Europe à ce sujet.
Les exportations allemandes sont qualifiées de « double usage ». C’est pourquoi même les politiciens allemands qui critiquent les exportations d’armes et les ONG pacifistes contactées par Investigate Europe ne considèrent pas ces exportations comme une violation légale de l’embargo.
Hannah Neumann, membre du Parlement européen du parti vert allemand, et membre de la sous-commission de la sécurité et de la défense, est bouleversée par cette situation.
« Chaque pays exporte selon sa propre volonté, nous avons besoin d’une politique commune en matière d’exportation d’armes, basée sur le droit et la transparence avec l’implication du Parlement européen (…) », nous a-t-elle dit « Je suis fatiguée des accords détournés au profit de la seule industrie de l’armement et au détriment de la politique étrangère commune de l’UE – et de la paix ».
ITALIE : DES VEHICULES TERRESTRES SUR LA LIGNE DE FRONT UKRAINIENNE
En troisième position sur la liste des exportateurs, les données de COARM montrent l’Italie, qui a vendu pour 22,5 millions d’euros d’équipements militaires à la Russie entre 2015 et 2020.
Selon notre enquête, le premier gros contrat signé avec la Fédération s’est produit en 2015, lorsque le gouvernement de Matteo Renzi a autorisé l’entreprise italienne Iveco à vendre pour 25 millions d’euros de véhicules terrestres à la Russie. Investigate Europe a pu lire « l’autorisation finale » délivrée par le ministère des Affaires étrangères (le ministre de l’époque était Paolo Gentiloni, aujourd’hui commissaire européen).
Au final, nos recherches montrent que seuls 22,5 millions d’euros d’équipements sont allés en Russie. Mais les véhicules de guerre – modèle Lynce, produit par IVECO – ont été clairement repérés par un journaliste de la chaîne de télévision La 7 sur la ligne de front ukrainienne, début mars. Ces véhicules ont été montés dans l’une des trois usines que possède Iveco en Russie, mais assemblés à partir de pièces italiennes.
Giorgio Beretta, analyste à l’Observatoire permanent des armes légères (OPAL), a déclaré à l’IE :
« Dans l’exportation d’armes, c’est principalement une décision politique, le gouvernement italien aurait pu refuser, puis se lancer dans un procès légitime avec la société d’armement, et un juge aurait pris en compte la situation politique et la nécessité de respecter un accord européen. »
Après 2015, le flux d’armes et de munitions exportées vers la Russie depuis l’Italie a diminué, pour remonter en 2021.r. Selon l’office statistique italien, Istat, concernant les données relatives au commerce extérieur, entre janvier et novembre 2021, l’Italie a livré pour 21,9 millions d’euros d »armes et de munitions à la Russie. Il s’agissait notamment d' »armes courantes » telles que des fusils, des pistolets, des munitions et des accessoires.
Comment est-il possible que six ans après l’entrée en vigueur de l’embargo, le gouvernement italien puisse encore accorder une licence pour autant d’armes ? Ces armes – fusils semi-automatiques et munitions – ont été vendues au marché civil russe, qui comprend la sécurité privée, les paramilitaires et les organismes d’État spéciaux.
PETITS EXPORTATEURS, GROSSES ARMES
Si l’on examine ce que les autres États membres exportaient vers la Russie au cours de cette période, on constate que certains d’entre eux avaient également un flux constant d’exportations, bien qu’à une échelle beaucoup plus réduite que les grands fournisseurs. La République tchèque a exporté « des aéronefs, des véhicules plus légers que l’air, des véhicules aériens sans pilote, des moteurs aéronautiques et des équipements aéronautiques » chaque année entre 2015 et 2019.
L’Autriche a également continué à exporter chaque année des équipements militaires vers la Russie, des « armes à canon lisse d’un calibre inférieur à 20 mm, d’autres armes et des armes automatiques d’un calibre de 12,7 mm » et des « munitions et dispositifs de mise à feu, ainsi que des composants spécialement conçus ».
La Bulgarie a conclu deux accords, en 2016 et 2018, portant sur l’exportation de « navires de guerre, (de surface ou sous-marins) d’équipements navals spéciaux, d’accessoires, de composants et d’autres navires de surface » et de « technologies » pour le « développement », la « production » ou l' »utilisation » d’articles contrôlés dans la liste commune des équipements militaires de l’UE », pour une valeur de 16,5 millions d’euros. La Finlande, l’Espagne, la Slovaquie et la Croatie ont chacune exporté vers la Russie, pour un montant beaucoup plus faible, au cours des années précédentes.
Mais l’Europe n’est pas la seule à devoir faire face à des contradictions concernant ses exportations. Selon les données du SIPRI sur les exportations d’armes, la Russie est également restée le deuxième plus grand marché pour les exportations d’armes de l’Ukraine.
IMPACT
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