Malgré ses résultats mitigés, la réunion de Jeddah consacrée à la guerre en Ukraine a surtout mis en lumière le rôle de médiateur que souhaitent jouer l’Arabie saoudite et son prince héritier Mohammed ben Salmane. Ce dernier a su tirer profit des tensions entre la Russie et les Occidentaux et de la volatilité des marchés de l’énergie pour se replacer au cœur de la diplomatie internationale.
Sans surprise, le sommet de Jeddah, qui s’est tenu les 5 et 6 août en Arabie saoudite, s’est refermé sans réelle avancée concrète pour l’Ukraine. En effet, les discussions qui ont réuni des délégations d’une quarantaine de pays, dont les États-Unis, la Chine, l’Inde et des pays européens, n’ont abouti à aucune percée majeure dans le règlement du conflit. Aucune déclaration finale commune n’a d’ailleurs été publiée à l’issue de la réunion, à laquelle la Russie n’était pas conviée.
Toutefois, selon les experts du Moyen-Orient, pour Riyad, qui s’est retrouvé au centre de la scène internationale le temps d’un week-end, l’intérêt était ailleurs.
« Une fenêtre d’opportunités marquer des points »
« Il était surtout important pour Mohammed ben Salmane que ce grand sommet sur ce qui est peut-être la question la plus importante de la scène internationale ait lieu à Jeddah en présence de délégations des principales puissances occidentales, ainsi que des représentants des pays du Sud », analyse Steven Cook, spécialiste Moyen-Orient et Afrique au sein du Council on Foreign Relations, un think tank basé à New York.
« Au cours des dernières années, le prince héritier a fait valoir que l’Arabie saoudite était un acteur international essentiel, non seulement pour l’économie mondiale, mais aussi sur la scène diplomatique, ajoute-t-il. Cette grande conférence est donc une sorte de bal des débutants pour le prince héritier et le rôle international élargi qu’il souhaiterait que l’Arabie saoudite joue ».
Pour Karim Sader, politologue et consultant spécialiste des pays du Golfe, « il ne fallait pas attendre grand-chose » de cet évènement diplomatique.
« Le sommet de Jeddah était un sommet pour la forme qui est surtout l’illustration de la volonté de nouveaux acteurs, des puissances alternatives comme on les appelle, de peser sur l’échiquier international, explique-t-il. Et ces puissances-là, dont fait partie l’Arabie saoudite, ont trouvé dans cette crise ukrainienne et dans les chamboulements diplomatiques qu’elle a suscités une fenêtre d’opportunités pour marquer des points ».
Selon lui, la pétromonarchie saoudienne « profite de cette situation et du conflit entre l’Ukraine et la Russie, mais plus généralement, des tensions entre l’Occident et Moscou, pour compter parmi ces acteurs incontournables ».
Dans une quête pour accroître son influence sur la scène internationale, Riyad s’est stratégiquement positionné entre Moscou et Kiev, soutenu par ses alliés occidentaux. D’un côté, le royaume a fait le jeu de la Russie et son effort de guerre, en pratiquant, au grand dam de Washington, une politique pétrolière visant à doper les prix sur les marchés mondiaux. De l’autre, le premier exportateur mondial de pétrole brut a soutenu les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU dénonçant l’invasion russe.
Mi-mai, MBS a même accueilli le président ukrainien Volodymyr Zelensky lors d’une visite surprise à Jeddah, en plein milieu du sommet de la Ligue arabe.
« Riyad a depuis le départ refusé de jouer le jeu occidental, de s’aligner de manière caricaturale sur la position de ses alliés traditionnels, ce qui est absolument révolutionnaire puisqu’on considère les pays du Golfe, le royaume saoudien en tête, comme des alliés acquis à l’Occident », note Karim Sader.
« Un appel du pied saoudien aux Occidentaux »
La Russie, déjà ulcérée par la visite du président ukrainien en Arabie saoudite, a jugé inutile la réunion organisée ce week-end au bord de la mer Rouge, à laquelle elle n’a pas été conviée.
Cité dimanche par la presse officielle russe, le ministre adjoint de la Défense, Sergueï Ryabkov, a décrit les pourparlers saoudiens comme « un reflet des tentatives de l’Occident pour poursuivre ses efforts voués à l’échec » de rallier les pays du Sud à la position de Kiev.
Karim Sader perçoit, lui, l’absence de représentants russes à cette réunion comme « un appel du pied saoudien aux Occidentaux » synonyme de rééquilibrage de la position de Riyad sur la guerre en Ukraine.
« On avait taxé les Saoudiens d’être devenus un peu trop pro-russes, décrypte-t-il. Donc en agissant de la sorte, ils affichent leur volonté de rééquilibrer un peu plus la tendance et montrent aussi aux Occidentaux que l’Arabie saoudite n’est évidemment pas alignée sur la Russie, mais qu’elle joue plutôt un rôle d’équilibriste et de médiateur ».
Si la Russie s’est illustrée par son absence à Jeddah, la présence d’une autre puissance majeure et membre du Conseil de sécurité de l’ONU a marqué les esprits. Les Saoudiens ont en effet finalement réussi à convaincre la Chine, chef de file des Brics, de se faire représenter par son émissaire pour l’Ukraine, Li Hui.
Pour Steven Cook, la présence de cet envoyé spécial « est une grande victoire diplomatique pour les Saoudiens ». Ces derniers, poursuit-il, ont consacré « beaucoup de temps et d’efforts pour développer leurs relations avec les Chinois », afin d’éviter que Pékin ne soit aussi étroitement lié à leur rival régional iranien.
La monarchie saoudienne a accueilli en décembre le président Xi Jinping, et organisé durant sa visite un sommet économique entre la Chine et les six pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Des milliards de dollars de contrats, notamment dans les domaines de l’énergie ou encore de la pétrochimie, y avaient été signés.
MBS et son agenda personnel
Tout en profitant de la reconfiguration géopolitique globale pour placer son pays parmi les puissances qui comptent, MBS a logiquement retrouvé le devant d’une scène internationale dont il avait été écarté après l’assassinat, en 2018, du journaliste saoudien Jamal Khashoggi.
« Il y a cinq ans à peine, Mohammed ben Salmane était isolé au sein de la communauté internationale à cause de l’assassinat du journaliste saoudien du Washington Post, rappelle Steven Cook. Aujourd’hui, il se retrouve l’hôte d’un sommet majeur sur ce qui est peut-être la question la plus importante à l’heure actuelle de la politique internationale ».
Dans un rapport écrit par la CIA et déclassifié par la Maison Blanche en février 2021, Mohammed ben Salmane a été accusé d’avoir « validé » l’opération visant à « capturer ou tuer » Jamal Khashoggi dans le consulat de son pays à Istanbul.
« À l’agenda de l’Arabie saoudite se superpose évidemment l’agenda personnel du prince héritier qui tente personnellement de tirer profit de cette situation, décrypte Karim Sader. Lorsque MBS a émergé, l’Occident l’a découvert sous une posture belliciste : artisan d’une terrible guerre au Yémen, et auteur de coups de force contre le Qatar, en Syrie, et au Liban.
Aujourd’hui, c’est cette image qu’il tente de polir en se présentant désormais comme le prince médiateur et diplomate, après avoir été considéré, avant cette crise ukrainienne, comme un paria par Joe Biden en personne, suite à la macabre affaire de l’assassinat de Jamal Khashoggi ».
Le spécialiste des pays du Golfe rappelle que sous l’impulsion de son prince héritier, l’Arabie saoudite s’est rapprochée de l’Iran, a obtenu la réintégration de Bachar al-Assad dans le giron arabe, tout en jouant les médiateurs entre Russes et Ukrainiens.
« Je pense que MBS est tout simplement en train de préparer son intronisation et s’affiche donc dans un rôle de stabilisateur afin d’écrire une nouvelle page en tant que futur roi », conclut Karim Sader.
frace24